Thérèse Raquin
Chapitre 23
Peu à peu, Laurent en vint à la folie furieuse. Il
résolut de chasser Camille de son lit. Il s'était d'abord couché tout
habiprllé, puis il avait évité de toucher la peau de Thérèse. Par rage, par
désespoir, il voulut enfin prendre sa femme sur sa poitrine, et l'écraser
plutôt que de la laisser au spectre de sa victime. Ce fut une révolte superbe
de brutalité.
En somme, l'espérance que les baisers de Thérèse
le guériraient de ses insomnies l'avait seule amené dans la chambre de la jeune
femme. Lorsqu'il s'était trouvé dans cette chambre, en maître, sa chair,
déchirée par des crises plus atroces, n'avait même plus songé à tenter la
guérison. Et il était resté comme écrasé pendant trois semaines, ne se
rappelant pas qu'il avait tout fait pour posséder Thérèse, et ne pouvant la
toucher sans accroître ses souffrances, maintenant qu'il la possédait.
L'excès de ses angoisses le fit sortir de cet
abrutissement. Dans le premier moment de stupeur, dans l'étrange accablement de
la nuit de noces, il avait pu oublier les raisons qui venaient de le pousser au
mariage. Mais sous les coups répétés de ses mauvais rêves, une irritation
sourde l'envahit, qui triompha de ses lâchetés et lui rendit la mémoire. Il se
souvint qu'il s'était marié pour chasser ses cauchemars, en serrant sa femme
étroitement. Alors il prit brusquement Thérèse entre ses bras, une nuit, au
risque de passer sur le corps du noyé, et la tira à lui avec violence.
La jeune femme était poussée à bout, elle aussi ;
elle se serait jetée dans la flamme, si elle eût pensé que la flamme purifiât
sa chair et la délivrât de ses maux. Elle rendit à Laurent son étreinte,
décidée à être brûlée par les caresses de cet homme ou à trouver en elles un
soulagement.
Et ils se serrèrent dans un embrassement horrible.
La douleur et l'épouvante leur tinrent lieu de désirs. Quand leurs membres se
touchèrent, ils crurent qu'ils étaient tombés sur un brasier. Ils poussèrent un
cri et se pressèrent davantage, afin de ne pas laisser entre leur chair de
place pour le noyé. Et ils sentaient toujours des lambeaux de Camille, qui
s'écrasait ignoblement entre eux, glaçant leur peau par endroits, tandis que le
reste de leur corps brûlait.
Leurs baisers furent affreusement cruels. Thérèse
chercha des lèvres la morsure de Camille sur le cou gonflé et roidi de Laurent,
et elle y colla sa bouche avec emportement. Là était la plaie vive ; cette
blessure guérie, les meurtriers dormiraient en paix. La jeune femme comprenait
cela, elle tentait de cautériser le mal sous le feu de ses caresses. Mais elle
se brûla les lèvres, et Laurent la repoussa violemment, en jetant une plainte
sourde ; il lui semblait qu'on lui appliquait un fer rouge sur le cou. Thérèse,
affolée, revint, voulut baiser encore la cicatrice ; elle éprouvait une volupté
âcre à poser sa bouche sur cette peau où s'étaient enfoncées les dents de
Camille. Un instant, elle eut la pensée de mordre son mari à cet endroit,
d'arracher un large morceau de chair, de faire une nouvelle blessure, plus
profonde, qui emporterait les marques de l'ancienne. Et elle se disait qu'elle
ne pâlirait plus alors en voyant l'empreinte de ses propres dents. Mais Laurent
défendait son cou contre ses baisers ; il éprouvait des cuissons trop
dévorantes, il la repoussait chaque fois qu'elle allongeait les lèvres. Ils
luttèrent ainsi, râlant, se débattant dans l'horreur de leurs caresses.
Ils sentaient bien qu'ils ne faisaient
qu'augmenter leurs souffrances. Ils avaient beau se briser dans des étreintes
terribles, ils criaient de douleur, ils se brûlaient et se meurtrissaient, mais
ils ne pouvaient apaiser leurs nerfs épouvantés. Chaque embrassement ne donnait
que plus d'acuité à leurs dégoûts. Tandis qu'ils échangeaient ces baisers
affreux, ils étaient en proie à d'effrayantes hallucinations ; ils
s'imaginaient que le noyé les tirait par les pieds et imprimait au lit de
violentes secousses.
Ils se lâchèrent un moment. Ils avaient des
répugnances, des révoltes nerveuses invincibles. Puis ils ne voulurent pas être
vaincus ; ils se reprirent dans une nouvelle étreinte et furent encore obligés
de se lâcher, comme si des pointes rougies étaient entrées dans leurs membres.
À plusieurs fois, ils tentèrent ainsi de triompher de leurs dégoûts, de tout
oublier en lassant, en brisant leurs nerfs. Et, chaque fois, leurs nerfs s'irritèrent
et se tendirent en leur causant des exaspérations telles qu'ils seraient
peut-être morts d'énervement s'ils étaient restés dans les bras l'un de
l'autre. Ce combat contre leur propre corps les avait exaltés jusqu'à la rage ;
ils s'entêtaient, ils voulaient l'emporter. Enfin une crise plus aiguë les
brisa ; ils reçurent un choc d'une violence inouïe et crurent qu'ils allaient
tomber du haut mal.
Rejetés aux deux bords de la couche, brûlés et
meurtris, ils se mirent à sangloter.
Et, dans leurs sanglots, il leur sembla entendre
les rires de triomphe du noyé, qui se glissait de nouveau sous le drap avec des
ricanements. Ils n'avaient pu le chasser du lit ; ils étaient vaincus. Camille
s'étendit doucement entre eux, tandis que Laurent pleurait son impuissance et
que Thérèse tremblait qu'il ne prît au cadavre la fantaisie de profiter de sa
victoire pour la serrer à son tour entre ses bras pourris, en maître légitime.
Ils avaient tenté un moyen suprême ; devant leur défaite, ils comprenaient que,
désormais, ils n'oseraient plus échanger le moindre baiser. La crise de l'amour
fou qu'ils avaient essayé de déterminer pour tuer leurs terreurs venait de les
plonger plus profondément dans l'épouvante. En sentant le froid du cadavre,
qui, maintenant, devait les séparer à jamais, ils versaient des larmes de sang,
ils se demandaient avec angoisse ce qu'ils allaient devenir.
Chapitre 24
Ainsi que l'espérait le vieux Michaud en
travaillant au mariage de Thérèse et de Laurent, les soirées du jeudi reprirent
leur ancienne gaieté, dès le lendemain de la noce. Ces soirées avaient couru un
grand péril, lors de la mort de Camille. Les invités ne s'étaient plus
présentés que craintivement dans cette maison en deuil ; chaque semaine, ils
tremblaient de recevoir un congé définitif. La pensée que la porte de la
boutique finirait sans doute par se fermer devant eux épouvantait Michaud et
Grivet, qui tenaient à leurs habitudes avec l'instinct et l'entêtement des
brutes. Ils se disaient que la vieille mère et la jeune veuve s'en iraient un
beau matin pleurer leur défunt à Vernon ou ailleurs, et qu'ils se trouveraient
ainsi sur le pavé, le jeudi soir, ne sachant que faire ; ils se voyaient dans
le passage, errant d'une façon lamentable, rêvant à des parties de dominos
gigantesques. En attendant ces mauvais jours, ils jouissaient timidement de
leurs derniers bonheurs, ils venaient d'un air inquiet et doucereux à la
boutique, en se répétant chaque fois qu'ils n'y reviendraient peut-être plus.
Pendant plus d'un an, ils eurent ces craintes, ils n'osèrent s'étaler et rire
en face des larmes de Mme Raquin et des silences de Thérèse. Ils ne se
sentaient plus chez eux, comme au temps de Camille ; ils semblaient, pour ainsi
dire, voler chaque soirée qu'ils passaient autour de la table de la salle à
manger. C'est dans ces circonstances désespérées que l'égoïsme du vieux Michaud
le poussa à faire un coup de maître en mariant la veuve du noyé.
Le jeudi qui suivit le mariage, Grivet et Michaud
firent une entrée triomphale. Ils avaient vaincu. La salle à manger leur
appartenait de nouveau, ils ne craignaient plus qu'on les en congédiât. Ils
entrèrent en gens heureux, ils s'étalèrent, ils dirent à la file leurs
anciennes plaisanteries. À leur attitude béate et confiante, on voyait que,
pour eux, une révolution venait de s'accomplir. Le souvenir de Camille n'était
plus là ; le mari mort, ce spectre qui les glaçait, avait été chassé par le
mari vivant. Le passé ressuscitait avec ses joies. Laurent remplaçait Camille,
toute raison de s'attrister disparaissait, les invités pouvaient rire sans
chagriner personne, et même ils devaient rire pour égayer l'excellente famille
qui voulait bien les recevoir. Dès lors, Grivet et Michaud, qui depuis près de
dix-huit mois venaient sous prétexte de consoler Mme Raquin, purent mettre leur
petite hypocrisie de côté et venir franchement pour s'endormir l'un en face de
l'autre, au bruit sec des dominos.
Et chaque semaine ramena un jeudi soir, chaque
semaine réunit une fois autour de la table ces têtes mortes et grotesques qui
exaspéraient Thérèse jadis. La jeune femme parla de mettre ces gens à la porte
; ils l'irritaient avec leurs éclats de rire bêtes, avec leurs réflexions
sottes. Mais Laurent lui fit comprendre qu'un pareil congé serait une faute ;
il fallait autant que possible que le présent ressemblât au passé ; il fallait
surtout conserver l'amitié de la police, de ces imbéciles qui les protégeaient
contre tout soupçon. Thérèse plia ; les invités, bien reçus, virent avec
béatitude s'étendre une longue suite de soirées tièdes devant eux.
Ce fut vers cette époque que la vie des époux se
dédoubla en quelque sorte.
Le matin, lorsque le jour chassait les effrois de
la nuit, Laurent s'habillait en toute hâte. Il n'était à son aise, il ne
reprenait son calme égoïste que dans la salle à manger, attablé devant un
énorme bol de café au lait, que lui préparait Thérèse. Mme Raquin, impotente,
pouvant à peine descendre à la boutique, le regardait manger avec des sourires
maternels. Il avalait du pain grillé, il s'emplissait l'estomac, il se
rassurait peu à peu. Après le café, il buvait un petit verre de cognac. Cela le
remettait complètement. Il disait : « À ce soir » à Mme Raquin et à Thérèse,
sans jamais les embrasser, puis il se rendait à son bureau en flânant. Le
printemps venait ; les arbres des quais se couvraient de feuilles, d'une légère
dentelle d'un vert pâle. En bas, la rivière coulait avec des bruits caressants
; en haut, les rayons des premiers soleils avaient des tiédeurs douces. Laurent
se sentait renaître dans l'air frais ; il respirait largement ces souffles de
vie jeune qui descendent des cieux d'avril et de mai ; il cherchait le soleil,
s'arrêtait pour regarder les reflets d'argent qui moiraient la Seine, écoutait
les bruits des quais, se laissait pénétrer par les senteurs âcres du matin,
jouissait par tous ses sens de la matinée claire et heureuse. Certes, il ne
songeait guère à Camille ; quelquefois il lui arrivait de contempler
machinalement la morgue, de l'autre côté de l'eau ; il pensait alors au noyé en
homme courageux qui penserait à une peur bête qu'il aurait eue. L'estomac
plein, le visage rafraîchi, il retrouvait sa tranquillité épaisse, il arrivait
à son bureau et y passait la journée entière à bâiller, à attendre l'heure de
la sortie. Il n'était plus qu'un employé comme les autres, abruti et ennuyé,
ayant la tête vide. La seule idée qu'il eût alors était l'idée de donner sa
démission et de louer un atelier ; il rêvait vaguement une nouvelle existence
de paresse, et cela suffisait pour l'occuper jusqu'au soir. Jamais le souvenir
de la boutique du passage ne venait le troubler. Le soir, après avoir désiré
l'heure de la sortie depuis le matin, il sortait avec regret, il reprenait les
quais, sourdement troublé et inquiet. Il avait beau marcher lentement, il lui
fallait enfin rentrer à la boutique. Là, l'épouvante l'attendait.
Thérèse éprouvait les mêmes sensations. Tant que
Laurent n'était pas auprès d'elle, elle se trouvait à l'aise. Elle avait
congédié la femme de ménage, disant que tout traînait, que tout était sale dans
la boutique et dans l'appartement. Des idées d'ordre lui venaient. La vérité
était qu'elle avait besoin de marcher, d'agir, de briser ses membres roidis.
Elle tournait toute la matinée, balayant, époussetant, nettoyant les chambres,
lavant la vaisselle, faisant des besognes qui l'auraient écœurée autrefois.
Jusqu'à midi, ces soins de ménage la tenaient sur les jambes, active et muette,
sans lui laisser le temps de songer à autre chose qu'aux toiles d'araignée qui
pendaient du plafond et qu'à la graisse qui salissait les assiettes. Alors elle
se mettait en cuisine, elle préparait le déjeuner. À table, Mme Raquin se
désolait de la voir toujours se lever pour aller prendre les plats ; elle était
émue et fâchée de l'activité que déployait sa nièce ; elle la grondait, et
Thérèse répondait qu'il fallait faire des économies. Après le repas, la jeune
femme s'habillait et se décidait enfin à rejoindre sa tante derrière le
comptoir. Là, des somnolences la prenaient ; brisée par les veilles, elle sommeillait,
elle cédait à l'engourdissement voluptueux, qui s'emparait d'elle dès qu'elle
était assise. Ce n'était que de légers assoupissements, pleins d'un charme
vague qui calmait ses nerfs. La pensée de Camille s'en allait ; elle goûtait ce
repos profond des malades que leurs douleurs quittent tout d'un coup. Elle se
sentait la chair assoupie, l'esprit libre, elle s'enfonçait dans une sorte de
néant tiède et réparateur. Sans ces quelques moments de calme, son organisme
aurait éclaté sous la tension de son système nerveux ; elle y puisait les
forces nécessaires pour souffrir encore et s'épouvanter la nuit suivante.
D'ailleurs, elle ne s'endormait point, elle baissait à peine les paupières,
perdue au fond d'un rêve de paix ; lorsqu'une cliente entrait, elle ouvrait les
yeux, elle servait les quelques sous de marchandise demandés, puis retombait
dans sa rêverie flottante. Elle passait ainsi trois ou quatre heures,
parfaitement heureuse, répondant par monosyllabes à sa tante, se laissant aller
avec une véritable jouissance aux évanouissements qui lui ôtaient la pensée et
qui l'affaissaient sur elle-même. Elle jetait à peine, de loin en loin, un coup
d'œil dans le passage, se trouvant surtout à l'aise par les temps gris,
lorsqu'il faisait noir et qu'elle cachait sa lassitude au fond de l'ombre. Le
passage humide, ignoble, traversé par un peuple de pauvres diables mouillés,
dont les parapluies s'égouttaient sur les dalles, lui semblait l'allée d'un
mauvais lieu, une sorte de corridor sale et sinistre où personne ne viendrait
la chercher et la troubler. Par moments, en voyant les lueurs terreuses qui
traînaient autour d'elle, en sentant l'odeur âcre de l'humidité, elle
s'imaginait qu'elle venait d'être enterrée vive ; elle croyait se trouver dans
la terre, au fond d'une fosse commune où grouillaient des morts. Et cette
pensée la consolait, l'apaisait ; elle se disait qu'elle était en sûreté
maintenant, qu'elle allait mourir, qu'elle ne souffrirait plus. D'autres fois,
il lui fallait tenir les yeux ouverts ; Suzanne lui rendait visite et restait à
broder auprès du comptoir toute l'après-midi. La femme d'Olivier, avec son
visage mou, avec ses gestes lents, plaisait maintenant à Thérèse, qui éprouvait
un étrange soulagement à regarder cette pauvre créature toute dissoute ; elle
en avait fait son amie, elle aimait à la voir à son côté, souriant d'un sourire
pâle, vivant à demi, mettant dans la boutique une fade senteur de cimetière.
Quand les yeux bleus de Suzanne, d'une transparence vitreuse, se fixaient sur
les siens, elle éprouvait au fond de ses os un froid bienfaisant. Thérèse
attendait ainsi quatre heures. À ce moment, elle se remettait en cuisine, elle
cherchait de nouveau la fatigue, elle préparait le dîner de Laurent avec une
hâte fébrile. Et quand son mari paraissait sur le seuil de la porte, sa gorge
se serrait, l'angoisse tordait de nouveau tout son être.
Chaque jour, les sensations des époux étaient à
peu près les mêmes. Pendant la journée, lorsqu'ils ne se trouvaient pas face à
face, ils goûtaient des heures délicieuses de repos ; le soir, dès qu'ils
étaient réunis, un malaise poignant les envahissait.
C'étaient d'ailleurs de calmes soirées. Thérèse et
Laurent, qui frissonnaient à la pensée de rentrer dans leur chambre, faisaient
durer la veillée le plus longtemps possible. Mme Raquin, à demi couchée au fond
d'un large fauteuil, était placée entre eux et causait de sa voix placide. Elle
parlait de Vernon, pensant toujours à son fils, mais évitant de le nommer, par
une sorte de pudeur ; elle souriait à ses chers enfants, elle faisait pour eux
des projets d'avenir. La lampe jetait sur sa face blanche des lueurs pâles ;
ses paroles prenaient une douceur extraordinaire dans l'air mort et silencieux.
Et, à ses côtés, les deux meurtriers, muets, immobiles, semblaient l'écouter
avec recueillement ; à la vérité, ils ne cherchaient pas à suivre le sens des
bavardages de la bonne vieille, ils étaient simplement heureux de ce bruit de
paroles douces qui les empêchait d'entendre l'éclat de leurs pensées. Ils
n'osaient se regarder, ils regardaient Mme Raquin pour avoir une contenance.
Jamais ils ne parlaient de se coucher ; ils seraient restés là jusqu'au matin
dans le radotage caressant de l'ancienne mercière, dans l'apaisement qu'elle
mettait autour d'elle, si elle n'avait pas témoigné elle-même le désir de
gagner son lit. Alors seulement ils quittaient la salle à manger et rentraient
chez eux avec désespoir, comme on se jette au fond d'un gouffre.
À ces soirées intimes, ils préférèrent bientôt de
beaucoup les soirées du jeudi. Quand ils étaient seuls avec Mme Raquin, ils ne
pouvaient s'étourdir ; le mince filet de voix de leur tante, sa gaieté
attendrie n'étouffaient pas les cris qui les déchiraient. Ils sentaient venir
l'heure du coucher, ils frémissaient lorsque, par hasard, ils rencontraient du
regard la porte de leur chambre ; l'attente de l'instant où ils seraient seuls
devenait de plus en plus cruelle, à mesure que la soirée avançait. Le jeudi, au
contraire, ils se grisaient de sottise, ils oubliaient mutuellement leur présence,
ils souffraient moins. Thérèse elle-même finit par souhaiter ardemment les
jours de réception. Si Michaud et Grivet n'étaient pas venus, elle serait allée
les chercher. Lorsqu'il y avait des étrangers dans la salle à manger, entre
elle et Laurent, elle se sentait plus calme ; elle aurait voulu qu'il y eût
toujours là des invités, du bruit, quelque chose qui l'étourdît et l'isolât.
Devant le monde, elle montrait une sorte de gaieté nerveuse. Laurent
retrouvait, lui aussi, ses grosses plaisanteries de paysan, ses rires gras, ses
farces d'ancien rapin. Jamais les réceptions n'avaient été si gaies ni si
bruyantes.
C'est ainsi qu'une fois par semaine, Laurent et
Thérèse pouvaient rester face à face sans frissonner.
Bientôt une crainte les prit. La paralysie gagnait
peu à peu Mme Raquin, et ils prévirent le jour où elle serait clouée dans son
fauteuil, impotente et hébétée. La pauvre vieille commençait à balbutier des
lambeaux de phrase qui se cousaient mal les uns aux autres ; sa voix
faiblissait, ses membres se mouraient un à un. Elle devenait une chose. Thérèse
et Laurent voyaient avec effroi s'en aller cet être qui les séparait encore et
dont la voix les tirait de leurs mauvais rêves. Quand l'intelligence aurait
abandonné l'ancienne mercière et qu'elle resterait muette et roidie au fond de
son fauteuil, ils se trouveraient seuls ; le soir, ils ne pourraient plus
échapper à un tête-à-tête redoutable. Alors leur épouvante commencerait à six
heures, au lieu de commencer à minuit ; ils en deviendraient fous.
Tous leurs efforts tendirent à conserver à Mme
Raquin une santé qui leur était si précieuse. Ils firent venir des médecins,
ils furent aux petits soins auprès d'elle, ils trouvèrent même dans ce métier
de garde-malade un oubli, un apaisement qui les engagea à redoubler de zèle.
Ils ne voulaient pas perdre un tiers qui leur rendait ses soirées supportables
; ils ne voulaient pas que la salle à manger, que la maison tout entière devînt
un lieu cruel et sinistre comme leur chambre. Mme Raquin fut singulièrement
touchée des soins empressés qu'ils lui prodiguaient ; elle s'applaudissait,
avec des larmes, de les avoir unis et de leur avoir abandonné ses quarante et
quelques mille francs. Jamais, après la mort de son fils, elle n'avait compté
sur une pareille affection à ses dernières heures ; sa vieillesse était tout
attiédie par la tendresse de ses chers enfants. Elle ne sentait pas la
paralysie implacable qui, malgré tout, la raidissait davantage chaque jour.
Cependant Thérèse et Laurent menaient leur double
existence. Il y avait en chacun d'eux comme deux êtres bien distincts : un être
nerveux et épouvanté qui frissonnait dès que tombait le crépuscule, et un être
engourdi et oublieux, qui respirait à l'aise dès que se levait le soleil. Ils
vivaient deux vies, ils criaient d'angoisse, seul à seul, et ils souriaient
paisiblement lorsqu'il y avait du monde. Jamais leur visage, en public, ne
laissait deviner les souffrances qui venaient de les déchirer dans l'intimité ;
ils paraissaient calmes et heureux, ils cachaient instinctivement leurs maux.
Personne n'aurait soupçonné, à les voir si
tranquilles pendant le jour, que des hallucinations les torturaient chaque
nuit. On les eût pris pour un ménage béni du ciel, vivant en pleine félicité.
Grivet les appelait galamment « les tourtereaux ». Lorsque leurs yeux étaient
cernés par des veilles prolongées, il les plaisantait, il demandait à quand le
baptême. Et toute la société riait. Laurent et Thérèse pâlissaient à peine,
parvenaient à sourire ; ils s'habituaient aux plaisanteries risquées du vieil
employé. Tant qu'ils se trouvaient dans la salle à manger, ils étaient maîtres
de leurs terreurs. L'esprit ne pouvait deviner l'effroyable changement qui se
produisait en eux, lorsqu'ils s'enfermaient dans la chambre à coucher. Le jeudi
soir surtout, ce changement était d'une brutalité si violente qu'il semblait
s'accomplir dans un monde surnaturel. Le drame de leurs nuits, par son
étrangeté, par ses emportements sauvages, dépassait toute croyance et restait
profondément caché au fond de leur être endolori. Ils auraient parlé qu'on les
eût crus fous.
« Sont-ils heureux, ces amoureux-là ! disait
souvent le vieux Michaud. Ils ne causent guère, mais ils n'en pensent pas
moins. Je parie qu'ils se dévorent de caresses, quand nous ne sommes plus là. »
Telle était l'opinion de toute la société. Il
arriva que Thérèse et Laurent furent donnés comme un ménage modèle. Le passage
du Pont-Neuf entier célébrait l'affection, le bonheur tranquille, la lune de
miel éternelle des deux époux. Eux seuls savaient que le cadavre de Camille
couchait entre eux ; eux seuls sentaient, sous la chair calme de leur visage,
les contractions nerveuses qui, la nuit, tiraient horriblement leurs traits et
changeaient l'expression placide de leur physionomie en un masque ignoble et
douloureux.
Chapitre 25
Au bout de quatre mois, Laurent songea à retirer
les bénéfices qu'il s'était promis de son mariage. Il aurait abandonné sa femme
et se serait enfui devant le spectre de Camille, trois jours après la noce, si
son intérêt ne l'eût pas cloué dans la boutique du passage. Il acceptait ses
nuits de terreur, il restait au milieu des angoisses qui l'étouffaient, pour ne
pas perdre les profits de son crime. En quittant Thérèse, il retombait dans la
misère, il était forcé de conserver son emploi ; en demeurant auprès d'elle, il
pouvait au contraire contenter ses appétits de paresse, vivre grassement, sans
rien faire, sur les rentes que Mme Raquin avait mises au nom de sa femme. Il
est à croire qu'il se serait sauvé avec les quarante mille francs, s'il avait
pu les réaliser ; mais la vieille mercière, conseillée par Michaud, avait eu la
prudence de sauvegarder dans le contrat les intérêts de sa nièce. Laurent se
trouvait ainsi attaché à Thérèse par un lien puissant. En dédommagement de ses
nuits atroces, il voulut au moins se faire entretenir dans une oisiveté
heureuse, bien nourri, chaudement vêtu, ayant en poche l'argent nécessaire pour
contenter ses caprices. À ce prix seul, il consentait à coucher avec le cadavre
du noyé.
Un soir, il annonça à Mme Raquin et à sa femme
qu'il avait donné sa démission et qu'il quitterait son bureau à la fin de la
quinzaine. Thérèse eut un geste d'inquiétude. Il se hâta d'ajouter qu'il allait
louer un petit atelier où il se remettrait à faire de la peinture. Il s'étendit
longuement sur les ennuis de son emploi, sur les larges horizons que l'art lui
ouvrait ; maintenant qu'il avait quelques sous et qu'il pouvait tenter le
succès, il voulait voir s'il n'était pas capable de grandes choses. La tirade
qu'il déclama à ce propos cachait simplement une féroce envie de reprendre son
ancienne vie d'atelier. Thérèse, les lèvres pincées, ne répondit pas ; elle
n'entendait point que Laurent lui dépensât la petite fortune qui assurait sa
liberté. Lorsque son mari la pressa de questions, pour obtenir son
consentement, elle fit quelques réponses sèches ; elle lui donna à comprendre
que, s'il quittait son bureau, il ne gagnerait plus rien et serait complètement
à sa charge. Tandis qu'elle parlait, Laurent la regardait d'une façon aiguë qui
la troubla et arrêta dans sa gorge le refus qu'elle allait formuler ; elle crut
lire dans les yeux de son complice cette pensée menaçante : « Je dis tout, si
tu ne consens pas. » Elle se mit à balbutier. Mme Raquin s'écria alors que le
désir de son cher fils était trop juste, et qu'il fallait lui donner les moyens
de devenir un homme de talent. La bonne dame gâtait Laurent comme elle avait
gâté Camille ; elle était tout amollie par les caresses que lui prodiguait le
jeune homme, elle lui appartenait et se rangeait toujours à son avis.
Il fut donc décidé que l'artiste louerait un
atelier et qu'il toucherait cent francs par mois pour les divers frais qu'il
aurait à faire. Le budget de la famille fut ainsi réglé : les bénéfices réalisés
dans le commerce de mercerie payeraient le loyer de la boutique et de
l'appartement, et suffiraient presque aux dépenses journalières du ménage ;
Laurent prendrait le loyer de son atelier et ses cent francs par mois sur les
deux mille et quelques cents francs de rente ; le reste de ces rentes serait
appliqué aux besoins communs. De cette façon, on n'entamerait pas le capital.
Thérèse se tranquillisa un peu. Elle fit jurer à son mari de ne jamais dépasser
la somme qui lui était allouée. D'ailleurs, elle se disait que Laurent ne
pouvait s'emparer des quarante mille francs sans avoir sa signature, et elle se
promettait bien de ne signer aucun papier.
Dès le lendemain, Laurent loua, vers le bas de la
rue Mazarine, un petit atelier qu'il convoitait depuis un mois. Il ne voulait
pas quitter son emploi sans avoir un refuge pour passer tranquillement ses
journées, loin de Thérèse. Au bout de la quinzaine, il fit ses adieux à ses
collègues. Grivet fut stupéfait de son départ. Un jeune homme, disait-il, qui avait
devant lui un si bel avenir, un jeune homme qui en était arrivé, en quatre
années, au chiffre d'appointements que lui, Grivet, avait mis vingt ans à
atteindre ! Laurent le stupéfia encore davantage en lui disant qu'il allait se
remettre tout entier à la peinture.
Enfin l'artiste s'installa dans son atelier. Cet
atelier était une sorte de grenier carré, long et large d'environ cinq ou six
mètres ; le plafond s'inclinait brusquement, en pente raide, percé d'une large
fenêtre qui laissait tomber une lumière blanche et crue sur le plancher et sur
les murs noirâtres. Les bruits de la rue ne montaient pas jusqu'à ces hauteurs.
La pièce, silencieuse, blafarde, s'ouvrant en haut sur le ciel, ressemblait à
un trou, à un caveau creusé dans une argile grise. Laurent meubla ce caveau
tant bien que mal ; il y apporta deux chaises dépaillées, une table qu'il
appuya contre un mur pour qu'elle ne se laissât pas glisser à terre, un vieux
buffet de cuisine, sa boîte à couleurs et son ancien chevalet ; tout le luxe du
lieu consista en un vaste divan qu'il acheta trente francs chez un brocanteur.
Il resta quinze jours sans songer seulement à
toucher à ses pinceaux. Il arrivait entre huit et neuf heures, fumait, se
couchait sur le divan, attendait midi, heureux d'être au matin et d'avoir
encore devant lui de longues heures de jour. À midi, il allait déjeuner, puis
il se hâtait de revenir, pour être seul, pour ne plus voir le visage pâle de
Thérèse. Alors il digérait, il dormait, il se vautrait jusqu'au soir. Son
atelier était un lieu de paix où il ne tremblait pas. Un jour sa femme lui
demanda à visiter son cher refuge. Il refusa, et comme, malgré son refus, elle
vint frapper à sa porte, il n'ouvrit pas ; il lui dit le soir qu'il avait passé
la journée au musée du Louvre. Il craignait que Thérèse n'introduisît avec elle
le spectre de Camille.
L'oisiveté finit par lui peser. Il acheta une
toile et des couleurs, il se mit à l'œuvre. N'ayant pas assez d'argent pour
payer des modèles, il résolut de peindre au gré de sa fantaisie, sans se
soucier de la nature. Il entreprit une tête d'homme.
D'ailleurs, il ne se cloîtra plus autant ; il
travailla pendant deux ou trois heures chaque matin et employa ses après-midi à
flâner ici et là, dans Paris et dans la banlieue. Ce fut en rentrant d'une de
ces longues promenades qu'il rencontra, devant l'Institut, son ancien ami de
collège, qui avait obtenu un joli succès de camaraderie au dernier Salon.
« Comment, c'est toi ! s'écria le peintre. Ah !
mon pauvre Laurent, je ne t'aurais jamais reconnu. Tu as maigri.
– Je me suis marié, répondit Laurent d'un ton
embarrassé.
– Marié, toi ! Ça ne m'étonne plus de te voir tout
drôle… Et que fais-tu maintenant ?
– J'ai loué un petit atelier ; je peins un peu, le
matin. »
Laurent conta son mariage en quelques mots ; puis
il exposa ses projets d'avenir d'une voix fiévreuse. Son ami le regardait d'un
air étonné qui le troublait et l'inquiétait. La vérité était que le peintre ne
retrouvait pas dans le mari de Thérèse le garçon épais et commun qu'il avait
connu autrefois. Il lui semblait que Laurent prenait des allures distinguées ;
le visage s'était aminci et avait des pâleurs de bon goût, le corps entier se
tenait plus digne et plus souple.
« Mais tu deviens joli garçon, ne put s'empêcher
de s'écrier l'artiste, tu as une tenue d'ambassadeur. C'est du dernier chic. À
quelle école es-tu donc ? »
L'examen qu'il subissait pesait beaucoup à
Laurent. Il n'osait s'éloigner d'une façon brusque.
« Veux-tu monter un instant à mon atelier,
demanda-t-il enfin à son ami, qui ne le quittait pas.
– Volontiers », répondit celui-ci.
Le peintre, ne se rendant pas compte des
changements qu'il observait, était désireux de visiter l'atelier de son ancien
camarade. Certes, il ne montait pas cinq étages pour voir les nouvelles œuvres
de Laurent, qui allaient sûrement lui donner des nausées ; il avait la seule
envie de contenter sa curiosité.
Quand il fut monté et qu'il eut jeté un coup d'œil
sur les toiles accrochées aux murs, son étonnement redoubla. Il y avait là cinq
études, deux têtes de femme et trois têtes d'homme, peintes avec une véritable
énergie ; l'allure en était grasse et solide, chaque morceau s'enlevait par
taches magnifiques sur les fonds d'un gris clair. L'artiste s'approcha
vivement, et, stupéfait, ne cherchant même pas à cacher sa surprise :
« C'est toi qui as fait cela ? demanda-t-il à
Laurent.
– Oui, répondit celui-ci. Ce sont des esquisses
qui me serviront pour un grand tableau que je prépare.
– Voyons, pas de blague, tu es vraiment l'auteur
de ces machines-là ?
– Eh ! oui. Pourquoi n'en serais-je pas l'auteur ?
»
Le peintre n'osa répondre : « Parce que ces toiles
sont d'un artiste, et que tu n'as jamais été qu'un ignoble maçon. » Il resta
longtemps en silence devant les études. Certes, ces études étaient gauches,
mais elles avaient une étrangeté, un caractère si puissant qu'elles annonçaient
un sens artistique des plus développés. On eût dit de la peinture vécue. Jamais
l'ami de Laurent n'avait vu des ébauches si pleines de hautes promesses. Quand
il eut bien examiné les toiles, il se tourna vers l'auteur :
« Là, franchement, lui dit-il, je ne t'aurais pas
cru capable de peindre ainsi. Où diable as-tu appris à avoir du talent ? Ça ne
s'apprend pas d'ordinaire. »
Et il considérait Laurent, dont la voix lui
semblait plus douce, dont chaque geste avait une sorte d'élégance. Il ne
pouvait deviner l'effroyable secousse qui avait changé cet homme, en
développant en lui des nerfs de femme, des sensations aiguës et délicates. Sans
doute un phénomène étrange s'était accompli dans l'organisme du meurtrier de
Camille. Il est difficile à l'analyse de pénétrer à de telles profondeurs.
Laurent était peut-être devenu artiste comme il était devenu peureux, à la
suite du grand détraquement qui avait bouleversé sa chair et son esprit.
Auparavant, il étouffait sous le poids lourd de son sang, il restait aveuglé
par l'épaisse vapeur de santé qui l'entourait ; maintenant, maigri, frissonnant,
il avait la verve inquiète, les sensations vives et poignantes des tempéraments
nerveux. Dans la vie de terreur qu'il menait, sa pensée délirait et montait
jusqu'à l'extase du génie ; la maladie en quelque sorte morale, la névrose dont
tout son être était secoué, développait en lui un sens artistique d'une
lucidité étrange ; depuis qu'il avait tué, sa chair s'était comme allégée, son
cerveau éperdu lui semblait immense, et, dans ce brusque agrandissement de sa
pensée, il voyait passer des créations exquises, des rêveries de poète. Et
c'est ainsi que ses gestes avaient pris une distinction subite, c'est ainsi que
ses œuvres étaient belles, rendues tout d'un coup personnelles et vivantes.
Son ami n'essaya pas davantage de s'expliquer la
naissance de cet artiste. Il s'en alla avec son étonnement. Avant de partir, il
regarda encore les toiles et dit à Laurent :
« Je n'ai qu'un reproche à te faire, c'est que
toutes tes études ont un air de famille. Ces cinq têtes se ressemblent. Les
femmes elles-mêmes prennent je ne sais quelle allure violente qui leur donne
l'air d'hommes déguisés… Tu comprends, si tu veux faire un tableau avec ces
ébauches-là, il faudra changer quelques-unes des physionomies ; tes personnages
ne peuvent pas être tous frères, cela ferait rire. »
Il sortit de l'atelier, et ajouta sur le carré, en
riant :
« Vrai, mon vieux, ça me fait plaisir de t'avoir
vu. Maintenant je vais croire aux miracles… Bon Dieu ! es tu comme il faut ! »
Il descendit. Laurent rentra dans l'atelier,
vivement troublé. Lorsque son ami lui avait fait l'observation que toutes ses
têtes d'étude avaient un air de famille, il s'était brusquement tourné pour
cacher sa pâleur. C'est que déjà cette ressemblance fatale l'avait frappé. Il
revint lentement se placer devant les toiles ; à mesure qu'il les contemplait,
qu'il passait de l'une à l'autre, une sueur glacée lui mouillait le dos.
« Il a raison, murmura-t-il, ils se ressemblent
tous… Ils ressemblent à Camille. »
Il se recula, il s'assit sur le divan, sans
pouvoir détacher les yeux des têtes d'étude. La première était une face de
vieillard, avec une longue barbe blanche ; sous cette barbe blanche, l'artiste
devinait le menton maigre de Camille. La seconde représentait une jeune fille
blonde, et cette jeune fille le regardait avec les yeux bleus de sa victime.
Les trois autres figures avaient chacune quelque trait du noyé. On eût dit
Camille grimé en vieillard, en jeune fille, prenant le déguisement qu'il
plaisait au peintre de lui donner, mais gardant toujours le caractère général
de sa physionomie. Il existait une autre ressemblance terrible entre ces têtes
: elles paraissaient souffrantes et terrifiées, elles étaient comme écrasées
sous le même sentiment d'horreur. Chacune avait un léger pli à gauche de la
bouche, qui tirait les lèvres et les faisait grimacer. Ce pli, que Laurent se
rappela avoir vu sur la face convulsionnée du noyé, les frappait d'un signe
d'ignoble parenté.
Laurent comprit qu'il avait trop regardé Camille à
la morgue. L'image du cadavre s'était gravée profondément en lui. Maintenant,
sa main, sans qu'il en eût conscience, traçait toujours les lignes de ce visage
atroce dont le souvenir le suivait partout.
Peu à peu, le peintre, qui se renversait sur le
divan, crut voir les figures s'animer. Et il eut cinq Camille devant lui, cinq
Camille que ses propres doigts avaient puissamment créés, et qui, par une
étrangeté effrayante, prenaient tous les âges et tous les sexes. Il se leva, il
lacéra les toiles et les jeta dehors. Il se disait qu'il mourrait d'effroi dans
son atelier, s'il le peuplait lui-même des portraits de sa victime.
Une crainte venait de le prendre : il redoutait de
ne pouvoir plus dessiner une tête, sans dessiner celle du noyé. Il voulut
savoir tout de suite s'il était maître de sa main. Il posa une toile blanche
sur son chevalet ; puis, avec un bout de fusain, il indiqua une figure en
quelques traits. La figure ressemblait à Camille. Laurent effaça brusquement
cette esquisse et en tenta une autre. Pendant une heure, il se débattit contre
la fatalité qui poussait ses doigts. À chaque nouvel essai, il revenait à la
tête du noyé. Il avait beau tendre sa volonté, éviter les lignes qu'il
connaissait si bien ; malgré lui, il traçait ces lignes, il obéissait à ses
muscles, à ses nerfs révoltés. Il avait d'abord jeté les croquis rapidement ;
il s'appliqua ensuite à conduire le fusain avec lenteur. Le résultat fut le
même : Camille, grimaçant et douloureux, apparaissait sans cesse sur la toile.
L'artiste esquissa successivement les têtes les plus diverses, des têtes
d'anges, de vierges avec des auréoles, de guerriers romains coiffés de leur
casque, d'enfants blonds et roses, de vieux bandits couturés de cicatrices ;
toujours, toujours le noyé renaissait, il était tour à tour ange, vierge,
guerrier, enfant et bandit. Alors Laurent se jeta dans la caricature, il
exagéra les traits, il fit des profils monstrueux, il inventa des têtes
grotesques, et il ne réussit qu'à rendre plus horribles les portraits frappants
de sa victime. Il finit par dessiner des animaux, des chiens et des chats ; les
chiens et les chats ressemblaient vaguement à Camille.
Une rage sourde s'était emparée de Laurent. Il
creva la toile d'un coup de poing, en songeant avec désespoir à son grand
tableau. Maintenant il n'y fallait plus penser ; il sentait bien que,
désormais, il ne dessinerait plus que la tête de Camille, et, comme le lui
avait dit son ami, des figures qui se ressembleraient toutes feraient rire. Il
s'imaginait ce qu'aurait été son œuvre ; il voyait sur les épaules de ses
personnages, des hommes et des femmes, la face blafarde et épouvantée du noyé ;
l'étrange spectacle qu'il évoquait ainsi lui parut d'un ridicule atroce et
l'exaspéra.
Ainsi il n'oserait plus travailler, il redouterait
toujours de ressusciter sa victime au moindre coup de pinceau. S'il voulait
vivre paisible dans son atelier, il devrait ne jamais y peindre. Cette pensée
que ses doigts avaient la faculté fatale et inconsciente de reproduire sans
cesse le portrait de Camille lui fit regarder sa main avec terreur. Il lui
semblait que cette main ne lui appartenait plus.