Thérèse Raquin
Chapitre 10
Près de trois semaines se passèrent. Laurent
revenait à la boutique tous les soirs ; il paraissait las, comme malade ; un
léger cercle bleuâtre entourait ses yeux, ses lèvres pâlissaient et se
gerçaient. D'ailleurs, il avait toujours sa tranquillité lourde, il regardait
Camille en face, il lui témoignait la même amitié franche. Mme Raquin choyait
davantage l'ami de la maison, depuis qu'elle le voyait s'endormir dans une
sorte de fièvre sourde.
Thérèse avait repris son visage muet et rechigné.
Elle était plus immobile, plus impénétrable, plus paisible que jamais. Il
semblait que Laurent n'existât pas pour elle ; elle le regardait à peine, lui
adressait de rares paroles, le traitait avec une indifférence parfaite. Mme
Raquin, dont la bonté souffrait de cette attitude, disait parfois au jeune
homme : « Ne faites pas attention à la froideur de ma nièce. Je la connais ;
son visage paraît froid, mais son cœur est chaud de toutes les tendresses et de
tous les dévouements. »
Les deux amants n'avaient plus de rendez-vous.
Depuis la soirée de la rue Saint-Victor, ils ne s'étaient plus rencontrés seul
à seul. Le soir, lorsqu'ils se trouvaient face à face, en apparence tranquilles
et étrangers l'un à l'autre, des orages de passion, d'épouvante et de désir
passaient sous la chair calme de leur visage. Et il y avait dans Thérèse des
emportements, des lâchetés, des railleries cruelles ; il y avait dans Laurent
des brutalités sombres, des indécisions poignantes. Eux-mêmes n'osaient
regarder au fond de leur être, au fond de cette fièvre trouble qui emplissait
leur cerveau d'une sorte de vapeur épaisse et âcre.
Quand ils pouvaient, derrière une porte, sans
parler, ils se serraient les mains à se les briser, dans une étreinte rude et
courte. Ils auraient voulu, mutuellement, emporter des lambeaux de leur chair,
collés à leurs doigts. Ils n'avaient plus que ce serrement de mains pour
apaiser leurs désirs. Ils y mettaient tout leur corps. Ils ne se demandaient
rien autre chose. Ils attendaient.
Un jeudi soir, avant de se mettre au jeu, les
invités de la famille Raquin, comme à l'ordinaire, eurent un bout de causerie.
Un des grands sujets de conversation était de parler au vieux Michaud de ses
anciennes fonctions, de le questionner sur les étranges et sinistres aventures
auxquelles il avait dû être mêlé. Alors Grivet et Camille écoutaient les
histoires du commissaire de police avec la face effrayée et béante des petits
enfants qui entendent Barbe-Bleue ou le Petit Poucet. Cela les terrifiait et les
amusait.
Ce jour-là, Michaud, qui venait de raconter un
horrible assassinat dont les détails avaient fait frissonner son auditoire
ajouta en hochant la tête.
« Et l'on ne sait pas tout… Que de crimes restent
inconnus ! que d'assassins échappent à la justice des hommes !
– Comment ! dit Grivet étonné, vous croyez qu'il y
a, comme ça, dans la rue, des canailles qui ont assassiné et qu'on n'arrête pas
? »
Olivier se mit à sourire d'un air de dédain.
« Mon cher monsieur, répondit-il de sa voix
cassante, si on ne les arrête pas, c'est qu'on ignore qu'ils ont assassiné. »
Ce raisonnement ne parut pas convaincre Grivet.
Camille vint à son secours.
« Moi, je suis de l'avis de M. Grivet, dit-il avec
une importance bête… J'ai besoin de croire que la police est bien faite et que
je ne coudoierai jamais un meurtrier sur un trottoir. »
Olivier vit une attaque personnelle dans ces
paroles.
« Certainement, la police est bien faite,
s'écria-t-il d'un ton vexé… Mais nous ne pouvons pourtant pas faire
l'impossible. Il y a des scélérats qui ont appris le crime à l'école du diable
; ils échapperaient à Dieu lui-même… N'est-ce pas, mon père ?
– Oui, oui, appuya le vieux Michaud… Ainsi,
lorsque j'étais à Vernon – vous vous souvenez peut-être de cela, Mme Raquin –,
on assassina un roulier sur la grand-route. Le cadavre fut trouvé coupé en
morceaux, au fond d'un fossé. Jamais on n'a pu mettre la main sur le coupable…
Il vit peut-être encore aujourd'hui, il est peut-être notre voisin, et
peut-être M. Grivet va-t-il le rencontrer en rentrant chez lui. »
Grivet devint pâle comme un linge. Il n'osait
tourner la tête ; il croyait que l'assassin du roulier était derrière lui.
D'ailleurs, il était enchanté d'avoir peur.
« Ah bien ! non, balbutia-t-il, sans trop savoir
ce qu'il disait, ah bien ! non, je ne veux pas croire cela… Moi aussi, je sais
une histoire : il y avait une fois une servante qui fut mise en prison, pour
avoir volé à ses maîtres un couvert d'argent. Deux mois après, comme on
abattait un arbre, on trouva le couvert dans un nid de pie. C'était une pie qui
était la voleuse. On relâcha la servante… Vous voyez bien que les coupables
sont toujours punis. »
Grivet était triomphant. Olivier ricanait.
« Alors, dit-il, on a mis la pie en prison.
– Ce n'est pas cela que M. Grivet a voulu dire,
reprit Camille, fâché de voir tourner son chef en ridicule… Mère, donne-nous le
jeu de dominos. »
Pendant que Mme Raquin allait chercher la boîte,
le jeune homme continua, en s'adressant à Michaud :
« Alors, la police est impuissante, vous l'avouez
? il y a des meurtriers qui se promènent au soleil ?
– Eh ! malheureusement oui, répondit le
commissaire.
– C'est immoral », conclut Grivet.
Pendant cette conversation, Thérèse et Laurent
étaient restés silencieux. Ils n'avaient pas même souri de la sottise de
Grivet. Accoudés tous deux sur la table, légèrement pâles, les yeux vagues, ils
écoutaient. Un moment leurs regards s'étaient rencontrés, noirs et ardents. Et
de petites gouttes de sueur perlaient à la racine des cheveux de Thérèse, et
des souffles froids donnaient des frissons imperceptibles à la peau de Laurent.
Chapitre 11
Parfois, le dimanche, lorsqu'il faisait beau,
Camille forçait Thérèse à sortir avec lui, à faire un bout de promenade aux
Champs-Élysées. La jeune femme_______________
__________________rester dans l'ombre humide de la boutique ; elle se
fatiguait, elle______________________au bras de son mari qui la traînait sur
les trottoirs, en s'arrêtant aux boutiques, avec des étonnements, des
réflexions, des silences d'imbécile. Mais Camille tenait bon ; il aimait à
montrer sa femme ; lorsqu'il rencontrait un de ses collègues, un de ses chefs
surtout, il était tout fier d'échanger un salut avec lui, en compagnie de
Madame. D'ailleurs, il marchait pour marcher, sans presque parler, roide et
contrefait dans ses habits du dimanche, traînant les pieds, abruti et vaniteux.
Thérèse souffrait d'avoir un pareil homme au bras.
Les jours de promenade, Mme Raquin accompagnait
ses enfants jusqu'au bout du passage. Elle les embrassait comme s'ils fussent
partis pour un voyage. Et c'étaient des recommandations sans fin, des prières
pressantes.
« Surtout, leur disait-elle, ______________________________________________…
Il y a tant de voitures dans ce Paris !… Vous me promettez de ne pas aller dans
la foule… »
Elle les laissait enfin s'éloigner, les suivant
longtemps des yeux. Puis elle rentrait à la boutique. Ses jambes devenaient
lourdes et lui interdisaient toute longue marche.
D'autres fois, plus rarement, les époux sortaient
de Paris : ils allaient à Saint-Ouen ou à Asnières, et mangeaient une friture
dans un des restaurants du bord de l'eau. C'étaient des jours de grande
débauche, dont on parlait un mois à l'avance. Thérèse acceptait plus
volontiers, presque avec joie, ces courses qui la retenaient en plein air
jusqu'à dix et onze heures du soir. Saint-Ouen, avec ses îles vertes, lui
rappelait Vernon ; elle y sentait se réveiller toutes les amitiés sauvages
qu'elle avait eues pour la Seine, ________________________________. Elle
s'asseyait sur les graviers, trempait ses mains dans la rivière, se sentait
vivre sous les ardeurs du soleil qui tempérait les souffles frais des ombrages.
Tandis qu'elle déchirait et souillait sa robe sur les cailloux et la terre
grasse, Camille étalait proprement son mouchoir et s'accroupissait à côté
d'elle avec mille précautions. Dans les derniers temps, le jeune couple
emmenait presque toujours Laurent, qui égayait la promenade par ses rires et sa
force de paysan.
Un dimanche, Camille, Thérèse et Laurent partirent
pour Saint-Ouen vers onze heures, après le déjeuner. La partie était projetée
depuis longtemps, et devait être la dernière de la saison. L'automne venait,
des souffles froids commençaient le soir, à faire frissonner l'air.
Ce matin là, le ciel gardait encore toute sa
sérénité bleue. Il faisait chaud au soleil, et l'ombre était tiède. On décida
qu'il fallait profiter des derniers rayons.
Les trois promeneurs prirent un fiacre,
accompagnés des doléances, des effusions inquiètes de la vieille mercière. Ils
traversèrent Paris et quittèrent le fiacre aux fortifications ; puis ils
gagnèrent Saint-Ouen en suivant la chaussée. Il était midi, la route____________________________________________,
largement éclairée par les rayons du soleil, avait des blancheurs aveuglantes
de neige. L'air brûlait, épaissi et âcre. Thérèse, au bras de Camille, marchait
à petits pas,___________________________________________, tandis que son mari
s'éventait la face avec un immense mouchoir. Derrière eux venait Laurent, dont
les rayons du soleil mordaient le cou, sans qu'il parût rien sentir ; il
sifflait, il poussait du pied des cailloux, et, par moments, il regardait avec
des yeux fauves les balancements de hanches de sa maîtresse.
Quand ils arrivèrent à Saint-Ouen, ils se hâtèrent
de trouver un bouquet d'arbres, un tapis d'herbe verte étalée à l'ombre. Ils
passèrent dans une île et s'enfoncèrent dans un taillis. Les feuilles tombées
faisaient à terre une couche rougeâtre qui craquait sous les pieds avec des
frémissements secs. Les troncs se dressaient droits, innombrables comme des
faisceaux de colonnettes gothiques. Les branches descendaient jusque sur le
front des promeneurs, qui avaient ainsi pour toute horizon la voûte cuivrée des
feuillages et les fûts blancs et noirs des trembles et des chênes. Ils étaient
au désert, dans un trou mélancolique, dans une étroite clairière silencieuse et
fraîche. Tout autour d'eux, ils entendaient la Seine gronder.
Camille_____________________________________________________et
s'était assis en relevant les pans de sa redingote. Thérèse, avec un grand
bruit de jupes froissées, venait de se jeter sur les feuilles ; elle
disparaissait à moitié au milieu des plis de sa robe qui se relevait autour
d'elle, ____________________________________________________jusqu'au genou.
Laurent, couché à plat ventre, le menton dans la terre, regardait cette jambe
et écoutait son ami qui se fâchait contre le gouvernement, en déclarant qu'on
devrait changer tous les îlots de la Seine en jardins anglais, avec des bancs,
des allées sablées, des arbres taillés, comme aux Tuileries.
Ils restèrent près de trois heures dans la
clairière, attendant que le soleil fût moins chaud, pour courir la campagne,
avant le dîner. Camille parla de son bureau, il conta des histoires niaises ;
puis, fatigué, il se laissa aller à la renverse et s'endormit ; il avait posé
son chapeau sur ses yeux. Depuis longtemps, Thérèse, les paupières closes,
feignait de sommeiller.
Alors, Laurent se coula doucement vers la jeune
femme ; il avança les lèvres et baisa_____________________________________________.
Ce cuir, ce bas blanc qu'il baisait lui brûlaient la bouche. Les senteurs âpres
de la terre, les parfums légers de Thérèse se mêlaient et le pénétraient, ________________________________son
sang, ________________________________ses nerfs. Depuis un mois, il vivait dans
une chasteté pleine de colère. La marche au soleil, sur la chaussée de
Saint-Ouen, avait mis des flammes en lui. Maintenant, il était là, au fond
d'une retraite ignorée, au milieu de la grande volupté de l'ombre et du
silence, et il ne pouvait presser contre sa poitrine cette femme qui lui
appartenait. Le mari allait peut-être s'éveiller, le voir, déjouer ses calculs
de prudence. ____________________________________________________________. Et
l'amant, aplati sur le sol, se cachant derrière les jupes, frémissant et
irrité, collait des baisers silencieux sur la bottine et sur le bas blanc.
Thérèse, comme morte, ne faisait pas un mouvement. Laurent crut qu'elle dormait.
Il se leva, le dos brisé, et s'appuya contre un
arbre. Alors il vit la jeune femme qui regardait en l'air avec de grands yeux
ouverts et luisants. Sa face, posée entre ses bras relevés, avait une pâleur
mate, une rigidité froide. Thérèse songeait. Ses yeux fixes semblaient un abîme
sombre où l'on ne voyait que de la nuit. Elle ne bougea pas, elle ne tourna pas
ses regards vers Laurent, debout derrière elle.
Son amant la contempla, presque effrayé de la voir
si immobile et si muette sous ses caresses. Cette tête blanche et morte, noyée
dans les plis des jupons, lui donna une sorte d'effroi plein de désirs
cuisants. Il _____________________________________________et fermer d'un baiser
ces grands yeux ouverts. Mais presque dans les jupons dormait aussi Camille. Le
pauvre être, le corps déjeté, montrait sa maigreur, ronflait légèrement ; sous
le chapeau, qui lui couvrait à demi la figure, on apercevait sa bouche, tordue
par le sommeil, _________________________________________________ ; de petits
poils roussâtres, clairsemés sur son menton grêle, salissaient sa chair
blafarde, et, comme il avait la tête renversée en arrière, on_________________son
cou maigre, ridé, au milieu duquel le nœud de la gorge, saillant et d'un rouge
brique, remontait à chaque ronflement. Camille, ainsi vautré, était exaspérant
et ignoble.
Laurent, qui le regardait, leva le_____________,
d'un mouvement brusque. Il_____________, d'un coup, lui____________________________________.
Thérèse retint un cri. Elle pâlit et ferma les
yeux. Elle tourna la tête, comme pour éviter les éclaboussures de sang.
Et Laurent, pendant quelques secondes, resta, le
talon en l'air, au dessus de Camille endormi. Puis, lentement, il replia la
jambe, il s'éloigna de quelques pas. Il s'_____________ _______que ce__________ là un assassinat
d'imbécile. Cette tête broyée lui aurait mis la police sur les bras. Il_______________________________________________Camille
uniquement pour épouser Thérèse ; il entendait vivre au soleil, après le crime,
comme le meurtrier du roulier, dont le vieux Michaud avait conté l'histoire.
Il alla jusqu'au bord de l'eau, regarda couler la
rivière d'un air stupide. Puis, brusquement, il entra dans le taillis ; il
venait enfin d'arrêter un plan, d'inventer un meurtre commode et sans danger
pour lui.
Alors, il éveilla le dormeur en lui_______________________________le
nez avec une paille. Camille éternua, se leva, trouva la plaisanterie
excellente. Il aimait Laurent pour ses farces qui le faisait rire. Puis il
secoua sa femme, qui tenait les yeux fermés ; lorsque Thérèse se fut dressée et
qu'elle eut secoué ses jupes, fripées et couvertes de feuilles sèches, les
trois promeneurs quittèrent la clairière, en cassant des petites branches
devant eux.
Ils sortirent de l'île, ils s'en allèrent par les
routes, par les sentiers pleins de groupes endimanchés. Entre les haies,
couraient des filles en robes claires ; une équipe de canotiers passait en
chantant ; des files de couples bourgeois, de vieilles gens, de commis avec
leurs épouses, marchaient à petits pas, au bord des fossés. Chaque chemin
semblait une rue populeuse et bruyante. Le soleil seul gardait sa tranquillité
large ; il baissait vers l'horizon et jetait sur les arbres rougis, sur les
routes blanches, d'immenses nappes de clarté pâle. Du ciel frissonnant
commençait à tomber une fraîcheur pénétrante.
Camille ne donnait plus le bras à Thérèse ; il causait
avec Laurent, riait des plaisanteries et des tours de force de son ami, qui
sautait les fossés et soulevait de grosses pierres. La jeune femme, de l'autre
côté de la route, s'avançait, la tête penchée, se courbant parfois pour
arracher une herbe. Quand elle était restée en arrière, elle s'arrêtait et
regardait de loin son amant et son mari.
« Hé ! tu n'as pas faim ? finit par lui crier
Camille.
– Si, répondit-elle.
– Alors, en route ! »
Thérèse n'avait pas faim ; seulement elle était_________________________________________.
Elle ignorait les projets de Laurent, ses jambes tremblaient sous elle
d'anxiété.
Les trois promeneurs revinrent au bord de l'eau et
cherchèrent un restaurant. Ils s'attablèrent sur une sorte de terrasse en
planches, dans une gargote puant la graisse et le vin. La maison était pleine
de cris, de chansons, de bruits de vaisselle ; dans chaque cabinet, dans chaque
salon, il y avait des sociétés qui parlaient haut, et les minces cloisons
donnaient une sonorité vibrante à tout ce tapage. Les garçons en montant
faisaient trembler l'escalier.
En haut, sur la terrasse, les souffles de la
rivière chassaient les odeurs de graillon. Thérèse, appuyée contre la
balustrade, regardait sur le quai. À droite et à gauche, s'étendaient deux
files de guinguettes et de baraques de foire ; sous les tonnelles, entre les
feuilles rares et jaunes, on apercevait la blancheur des nappes, les taches
noires des paletots, les jupes éclatantes des femmes ; les gens allaient et
venaient, nu-tête, courant et riant ; et, au bruit criard de la foule, se
mêlaient les chansons lamentables des orgues de Barbarie. Une odeur de friture
et de poussière traînait dans l'air calme.
Au-dessous de Thérèse, des filles du quartier
Latin, sur un tapis de gazon usé, tournaient, en chantant une ronde enfantine.
Le chapeau tombé sur les épaules, les cheveux dénoués, elles se tenaient par la
main, jouant comme des petites filles. Elles retrouvaient un filet de voix
fraîche, et leurs visages pâles, que des caresses brutales avaient martelés, se
coloraient tendrement de rougeurs de vierges. Dans leurs grands yeux impurs,
passaient des humidités attendries. Des étudiants, fumant des pipes de terre
blanche, les regardaient tourner en leur jetant des plaisanteries grasses.
Et, au-delà, sur la Seine, sur les coteaux,
descendait la sérénité du soir, un air bleuâtre et vague qui noyait les arbres
dans une vapeur transparente.
« Eh bien ! cria Laurent_______________________________________sur
la rampe de l'escalier, garçon, et ce dîner ? »
Puis, comme se ravisant :
« Dis donc, Camille, ajouta-t-il, si nous_______________ ___________une promenade sur l'eau, avant de
nous mettre à table ?…On___________________________________de faire rôtir notre
poulet. Nous allons nous ennuyer pendant une heure à attendre.
– Comme tu___________________, répondit
nonchalamment Camille… Mais Thérèse a faim.
– Non, non, je puis attendre », se hâta de dire la
jeune femme, que Laurent regardait avec des yeux fixes.
Ils redescendirent tous trois. ______________________devant
le comptoir, il retinrent une table, ils s'arrêtèrent un menu, disant qu'ils
seraient de retour dans une heure. Comme le cabaretier louait des canots, ils
le prièrent de venir en détacher un. Laurent choisit une mince barque, dont la
légèreté effraya Camille.
« Diable, dit-il, il ne va pas falloir remuer
là-dedans. On ferait un fameux plongeon. »
La vérité était que le commis____________________________________________________.
À Vernon, son état maladif ne lui permettait pas, lorsqu'il était enfant,
d'aller barboter dans la Seine ; tandis que ses camarades d'école couraient se
jeter en pleine rivière, il se couchait entre deux couvertures chaudes. Laurent____________________________________________________intrépide,
un rameur infatigable ; Camille avait gardé cette épouvante que les enfants et
les femmes ont des eaux profondes. Il tâta du pied le bout du canot, comme pour
s'assurer de sa solidité.
« Allons, entre donc, lui cria Laurent en riant…Tu
trembles toujours. »
Camille enjamba le bord et alla, en chancelant,
s'asseoir à l'arrière. Quand il sentit les planches sous lui, il prit ses
aises, il plaisanta, pour faire acte de courage.
Thérèse était demeurée sur la rive, grave et
immobile, à côté de son amant qui tenait l'amarre. Il se baissa, et,
rapidement, à voix basse :
« Prends garde, murmura-t-il, je vais le jeter à
l'eau… Obéis-moi… Je réponds de tout. »
La jeune femme devint horriblement pâle. Elle
resta comme clouée au sol. Elle se raidissait, les yeux agrandis.
« Entre donc dans la barque », murmura encore
Laurent.
Elle ne bougea pas. Une lutte terrible se passait
en elle. Elle tendait sa volonté de toutes ses forces, car elle avait peur
d'éclater en sanglots et de tomber à terre.
« Ah ! ah ! cria Camille… Laurent, regarde donc
Thérèse… C'est elle qui a peur !… Elle________________, elle n'_______________________pas…
»
Il s'était étalé sur le banc de l'arrière, les
deux coudes contre les bords du canot, et se dandinait avec fanfaronnade.
Thérèse lui jeta un regard étrange ; les ricanements de ce pauvre homme furent
comme un coup de fouet qui la cingla et la poussa. Brusquement, elle sauta dans
la barque. Elle resta à l'avant. Laurent prit les rames. Le canot quitta la
rive, se dirigeant vers les îles avec lenteur.
Le______________________________________________.
De grandes ombres tombaient des arbres, et les eaux étaient noires sur les
bords. Au milieu de la rivière, il y avait de larges traînées d'argent pâle. La
barque fut bientôt en pleine Seine. Là, tous les bruits des quais
s'adoucissaient ; les chants, les cris arrivaient, vagues et mélancoliques,
avec des langueurs tristes. On ne sentait plus l'odeur de friture et de
poussière. Des fraîcheurs traînaient. Il faisait froid.
Laurent cessa de ramer et laissa descendre le
canot au fil du courant.
En face, se dressait le grand massif rougeâtre des
îles. Les deux rives, d'un brun sombre taché de gris, étaient comme deux larges
bandes qui allaient se rejoindre à l'horizon. L'eau et le ciel semblaient
coupés dans la même étoffe blanchâtre. Rien n'est plus douloureusement calme
qu'un crépuscule d'automne. Les rayons pâlissent dans l'air frissonnant, les
arbres vieillis jettent leurs feuilles. La campagne, brûlée par les rayons
ardents de l'été, sent la mort venir avec les premiers vents froids. Et il y a,
dans les cieux, des souffles plaintifs de désespérance. La nuit descend de
haut, apportant des linceuls dans son ombre.
Les promeneurs se____________________________.
Assis au fond de la barque qui coulait avec l'eau, ils regardaient les
dernières lueurs quitter les hautes branches. Ils approchaient des îles. Les
grandes masses rougeâtres devenaient sombres ; tout le paysage se simplifiait
dans le crépuscule ; la Seine, le ciel, les îles, les coteaux n'étaient plus
que des taches brunes et grises qui s'effaçaient au milieu d'un brouillard
laiteux.
Camille, qui_____________________________________________________à
plat ventre, la tête au-dessus de l'eau, trempa ses mains dans la rivière.
« Fichtre ! que c'est froid ! s'écria-t-il. Il ne________________pas
bon de piquer une tête dans ce bouillon-là. »
Laurent ne répondit pas. Depuis un instant il
regardait les deux rives avec inquiétude ; il avançait ses grosses mains sur
ses genoux, en serrant les lèvres. Thérèse, roide, immobile, la tête un peu
renversée, attendait.
La barque_____________s'engager dans un petit
bras, sombre et étroit, s'enfonçant entre deux îles. On entendait, derrière
l'une des îles, les chants adoucis d'une équipe de canotiers qui devaient
remonter la Seine. Au loin, en amont, la rivière était libre.
Alors Laurent se leva et prit Camille à
bras-le-corps.
Le commis éclata de rire.
« Ah ! non, _______________________________,
dit-il, pas de ces plaisanteries-là… Voyons, finis : tu_______________________________________.
Laurent serra plus fort, donna une secousse.
Camille se tourna et vit la figure____________________de son ami, toute
convulsionnée. Il ne comprit pas ; une épouvante vague le saisit. Il voulut
crier, et sentit une main rude qui le serrait à la gorge. Avec l'instinct d'une
bête qui se défend, il se dressa sur les genoux, se cramponnant au bord de la
barque. Il lutta ainsi pendant quelques secondes.
« Thérèse ! Thérèse ! » appela-t-il d'une voix
étouffée et sifflante.
La jeune femme____________________, se_________________des
deux mains à un banc du canot qui craquait et dansait sur la rivière. Elle ne
pouvait fermer les yeux ; une effrayante contraction les tenait grands ouverts,
fixés sur le spectacle horrible de la lutte. Elle était rigide, muette.
« Thérèse ! Thérèse ! » appela de nouveau le
malheureux qui râlait.
À ce dernier appel, Thérèse éclata en sanglots.
Ses nerfs se détendaient. La crise qu'elle redoutait la jeta toute frémissante
au fond de la barque. Elle y resta pliée, pâmée, morte.
Laurent secouait toujours Camille, en le____________________d'une
main à la gorge. Il finit par l'arracher de la barque à l'aide de son autre
main. Il le tenait en l'air, ainsi qu'un enfant, au bout de ses bras vigoureux.
Comme il penchait la tête, découvrant le cou, sa victime, __________________________
et d'épouvante, se tordit, avança les dents et les enfonça_______________________.
Et lorsque le meurtrier, retenant un cri de souffrance, lança brusquement le
commis à la rivière, les dents de celui-ci lui emportèrent un_______________________________.
Camille tomba____________________________________________________.
Il revint deux ou trois fois sur l'eau, jetant des cris de plus en plus_________________.
Laurent ne perdit pas une seconde. Il releva le
collet de son paletot pour cacher sa blessure. Puis, il______________entre ses
bras Thérèse_____________________, fit chavirer le canot d'un coup de pied, et
se laissa tomber dans la Seine en tenant sa______________________. Il la
soutint sur l'eau, appelant au secours d'une voix lamentable.
Les canotiers, dont il_________________________________les
chants derrière la pointe de l'île, arrivaient à grands coups de rames. Ils
comprirent qu'un malheur venait d'avoir lieu : ils opérèrent le sauvetage de
Thérèse qu'ils couchèrent sur un banc, et de Laurent qui se mit à se désespérer
de la mort de son ami. Il se jeta à l'eau, il chercha Camille dans les endroits
où il ne pouvait être, il revint_____________________________, en se tordant
les bras, en s'arrachant les cheveux. Les canotiers tentaient de le calmer, de
le consoler.
« C'est ma faute, criait-il, je______________________________________laisser
ce pauvre garçon danser et remuer comme il le faisait… À un moment,___________________________________________tous
les trois du même côté de la barque et nous avons chaviré… _____________________________,
il_____________________________________________… »
Il y eut, parmi les canotiers, comme cela arrive
toujours, deux ou trois jeunes gens qui voulurent avoir été témoins de
l'accident.
« _______________________________________________________________,
disaient-ils… Aussi, que diable ! une barque, ce n'est pas aussi solide qu'un
parquet… Ah ! la pauvre petite femme, elle________________un beau réveil ! »
Ils reprirent leurs rames, ils remorquèrent le
canot et conduisirent Thérèse et Laurent au restaurant, où le dîner était prêt.
Tout Saint-Ouen sut l'accident en quelques minutes. Les canotiers le
racontaient comme des________________________________________. Une foule
apitoyée stationnait devant le cabaret.
Le gargotier et sa femme_________________________________________qui
mirent leur garde-robe au service des naufragés. Lorsque Thérèse sortit de son
évanouissement, elle eut une crise de nerfs, elle éclata en sanglots déchirants
; il fallut la mettre au lit. La nature aidait à la sinistre comédie qui venait
de se jouer.
Quand la jeune femme fut plus calme, Laurent la
confia aux soins des maîtres du restaurant. Il voulut retourner seul à Paris,
pour apprendre l'affreuse nouvelle à Mme Raquin, avec tous les ménagements
possibles. La vérité était qu'il craignait l'exaltation nerveuse de Thérèse. Il
préférait lui laisser le temps de réfléchir et d'apprendre son rôle.
Ce furent les canotiers qui mangèrent le dîner de
Camille.
Chapitre 12
Laurent, dans le coin sombre de la voiture
publique qui le ramena à Paris, acheva de mûrir son plan. Il était presque
certain de l'impunité. _______________________________________________, la joie
du crime accompli, l'emplissait. Arrivé à la barrière de Clichy, il prit un
fiacre, il se fit conduire chez le vieux Michaud, rue de Seine. Il était neuf
heures du soir.
Il trouva l'ancien commissaire de police à table,
en compagnie d'Olivier et de Suzanne. Il venait là, pour chercher une
protection, dans le cas où il serait soupçonné, et pour s'éviter d'aller
annoncer lui-même l'affreuse nouvelle à Mme Raquin. Cette démarche lui
répugnait étrangement ; il s'attendait à un tel désespoir qu'il craignait de ne
pas jouer son rôle avec assez de larmes ; puis la douleur de cette mère lui
était pesante, bien qu'il s'en souciât médiocrement au fond.
Lorsque Michaud le vit entrer vêtu de vêtements
grossiers, trop étroits pour lui, il le questionna du regard. Laurent fit le
récit de l'accident, d'une voix brisée, comme tout essoufflé de douleur et de
fatigue.
« Je suis venu vous chercher, dit-il en terminant,
je ne savais que faire des deux pauvres femmes si cruellement frappées… Je n'ai
point osé aller seul chez la mère. Je vous en prie, venez avec moi. »
Pendant qu'il parlait, Olivier le regardait
fixement, avec des regards droits qui l'épouvantaient. Le meurtrier s'était
jeté, tête baissée, dans ces gens de police, par un coup d'audace qui devait le
sauver. Mais il ne pouvait s'empêcher de frémir, en sentant leurs yeux qui
l'examinaient ; il voyait de la méfiance où il n'y avait que de la stupeur et de
la pitié. Suzanne, plus frêle et plus pâle, était près de s'évanouir. Olivier,
que l'idée de la mort effrayait et dont le cœur restait d'ailleurs parfaitement
froid, faisait une grimace de surprise douloureuse, en scrutant par habitude le
visage de Laurent, sans soupçonner le moins du monde la sinistre vérité. Quant
au vieux Michaud, il poussait des exclamations d'effroi, de commisération,
d'étonnement, il se remuait sur sa chaise, joignait les mains, levait les yeux
au ciel.
« Ah ! Mon Dieu, disait-il d'une voix entrecoupée,
ah ! mon Dieu l'épouvantable chose !…On sort de chez soi, et l'on meurt, comme
ça, tout d'un coup… C'est horrible… Et cette pauvre Mme Raquin, cette mère,
qu'allons-nous lui dire ?… Certainement, vous avez bien fait de venir nous chercher…
Nous allons avec vous… »
Il se leva, il tourna, piétina dans la pièce pour
trouver sa canne et son chapeau, et, tout en courant, il fit répéter à Laurent
les détails de la catastrophe, s'exclamant de nouveau à chaque phrase.
Ils descendirent tous quatre. À l'entrée du
passage du Pont-Neuf, Michaud arrêta Laurent.
« Ne venez pas, lui dit-il, votre présence serait
une sorte d'aveu brutal qu'il faut éviter… La malheureuse mère soupçonnerait un
malheur et nous forcerait à avouer la vérité plus tôt que nous ne devons la lui
dire… Attendez-nous ici. »
Cet arrangement soulagea le meurtrier, qui
frissonnait à la pensée d'entrer dans la boutique du passage. Le calme se fit
en lui, il se mit à monter et à descendre le trottoir, allant et venant en
toute paix. Par moments, il oubliait les faits qui se passaient, il regardait
les boutiques, sifflait entre ses dents, se retournait pour voir les femmes qui
le coudoyaient. Il resta ainsi une grande demi-heure dans la rue, retrouvant de
plus en plus son sang-froid.
Il n'avait pas mangé depuis le matin ; la faim le
prit, il entra chez un pâtissier et se bourra de gâteaux.
Dans la boutique du passage, une scène déchirante
se passait. Malgré les précautions, les phrases adoucies et amicales du vieux
Michaud, il vint un instant où Mme Raquin comprit qu'un malheur était arrivé à
son fils. Dès lors, elle exigea la vérité avec un emportement de désespoir, une
violence de larmes et de cris qui firent plier son vieil ami. Et, lorsqu'elle
connut la vérité, sa douleur fut tragique. Elle eut des sanglots sourds, des
secousses qui la jetait en arrière, une crise folle de terreur et d'angoisse ;
elle resta là étouffant, jetant de temps à autre un cri aigu dans le grondement
profond de sa douleur. Elle se serait traînée à terre, si Suzanne ne l'avait
prise à la taille, pleurant sur ses genoux, levant vers elle sa face pâle.
Olivier et son père se tenaient debout, énervés et muets, détournant la tête,
émus désagréablement par ce spectacle dont leur égoïsme souffrait.
Et la pauvre mère voyait son fils roulé dans les
eaux troubles de la Seine, le corps roidi et horriblement gonflé ; en même
temps, elle le voyait tout petit dans son berceau, lorsqu'elle chassait la mort
penchée sur lui. Elle l'avait mis au monde plus de dix fois, elle l'aimait pour
tout l'amour qu'elle lui témoignait depuis trente ans. Et voilà qu'il mourait
loin d'elle, tout d'un coup, dans l'eau froide et sale comme un chien. Elle se
rappelait alors les chaudes couvertures au milieu desquelles elle
l'enveloppait. Que de soins, quelle enfance tiède, que de cajoleries et
d'effusions tendres, tout cela pour le voir un jour se noyer misérablement ! À
ces pensées, Mme Raquin sentait sa gorge se serrer ; elle espérait qu'elle
allait mourir, étranglée par le désespoir.
Le vieux Michaud se hâta de sortir. Il laissa
Suzanne auprès de la mercière, et revint avec Olivier chercher Laurent pour se
rendre en toute hâte à Saint-Ouen.
Pendant la route, ils échangèrent à peine quelques
mots. Ils s'étaient enfoncés chacun dans un coin du fiacre qui les cahotait sur
les pavés. Ils restaient immobiles et muets au fond de l'ombre qui emplissait
la voiture. Et, par instants, le rapide rayon d'un bec de gaz jetait une lueur
vive sur leurs visages. Le sinistre événement, qui les réunissait, mettait
autour d'eux une sorte d'accablement lugubre.
Lorsqu'ils arrivèrent enfin au restaurant du bord
de l'eau, ils trouvèrent Thérèse couchée, les mains et la tête brûlantes. Le
traiteur leur dit à demi-voix que la jeune dame avait une forte fièvre. La vérité
était que Thérèse, se sentant faible et lâche, craignant d'avouer le meurtre
dans une crise, avait pris le parti d'être malade. Elle gardait un silence
farouche, elle tenait les lèvres et les paupières serrées, ne voulant voir
personne, redoutant de parler. Le drap au menton, la face à moitié dans
l'oreiller, elle se faisait toute petite, elle écoutait avec anxiété ce qu'on
disait autour d'elle. Et, au milieu de la lueur rougeâtre que laissaient passer
ses paupières closes, elle voyait toujours Camille et Laurent luttant sur le
bord de la barque, elle apercevait son mari, blafard, horrible, grandi, qui se
dressait tout droit au-dessus d'une eau limoneuse. Cette vision implacable
activait la fièvre de son sang.
Le vieux Michaud essaya de lui parler, de la
consoler. Elle fit un mouvement d'impatience, elle se retourna et se mit de
nouveau à sangloter.
« Laissez-la, Monsieur, dit le restaurateur, elle
frissonne au moindre bruit… Voyez-vous, elle aurait besoin de repos. »
En bas, dans la salle commune, il y avait un agent
de police qui verbalisait sur l'accident. Michaud et son fils descendirent
suivis de Laurent. Quand Olivier eut fait connaître sa qualité d'employé
supérieur de la Préfecture, tout fut terminé en dix minutes. Les canotiers
étaient encore là, racontant la noyade dans ses moindres circonstances,
décrivant la façon dont les trois promeneurs étaient tombés, se donnant comme
des témoins oculaires. Si Olivier et son père avaient eu le moindre soupçon, ce
soupçon se serait évanoui, devant de tels témoignages. Mais ils n'avaient pas
douté un instant de la véracité de Laurent ; ils le présentèrent au contraire à
l'agent de police comme le meilleur ami de la victime et ils eurent le soin de
faire mettre dans le procès-verbal que le jeune homme s'était jeté à l'eau pour
sauver Camille Raquin. Le lendemain, les journaux racontèrent l'accident avec
un grand luxe de détails ; la malheureuse mère, la veuve inconsolable, l'ami
noble et courageux, rien ne manquait à ce fait divers, qui fit le tour de la presse
parisienne et qui alla ensuite s'enterrer dans les feuilles des départements.
Quand le procès-verbal fut achevé, Laurent sentit
une joie chaude qui pénétra sa chair d'une vie nouvelle. Depuis l'instant où sa
victime lui avait enfoncé les dents dans le cou, il était comme roidi, il
agissait mécaniquement, d'après un plan arrêté longtemps à l'avance. L'instinct
de la conservation seul le poussait, lui dictait ses paroles, lui conseillait
ses gestes. À cette heure, devant la certitude de l'impunité, le sang se
remettait à couler dans ses veines avec des lenteurs douces. La police avait passé
à côté de son crime, et la police n'avait rien vu ; elle était dupée, elle
venait de l'acquitter. Il était sauvé. Cette pensée lui fit éprouver tout le
long du corps des moiteurs de jouissance, des chaleurs qui rendirent la
souplesse à ses membres et à son intelligence. Il continua son rôle d'ami
éploré avec une science et un aplomb incomparables. Au fond, il avait des
satisfactions de brute ; il songeait à Thérèse qui était couchée dans la
chambre en haut.
« Nous ne pouvons laisser ici cette malheureuse
jeune femme, dit-il à Michaud. Elle est peut-être menacée d'une maladie grave,
il faut la ramener absolument à Paris… Venez, nous la déciderons à nous suivre.
»
En haut, il parla, il supplia lui-même Thérèse de
se lever, de se laisser conduire au passage du Pont-Neuf. Quand la jeune femme
entendit le son de sa voix, elle tressaillit, elle ouvrit ses yeux tout grands
et le regarda. Elle était hébétée, frissonnante. Péniblement, elle se dressa
sans répondre. Les hommes sortirent, la laissant seule avec la femme du
restaurateur. Quand elle fut habillée, elle descendit en chancelant et monta
dans le fiacre, soutenue par Olivier.
Le voyage fut silencieux. Laurent, avec une audace
et une imprudence parfaites, glissa sa main le long des jupes de la jeune femme
et lui prit les doigts. Il était assis en face d'elle, dans une ombre flottante
; il ne voyait pas sa figure qu'elle tenait baissée sur sa poitrine. Quand il
eut saisi sa main, il la lui serra avec force et la garda dans la sienne
jusqu'à la rue Mazarine. Il sentait cette main trembler ; mais elle ne se
retirait pas, elle avait au contraire des caresses brusques. Et, l'une dans
l'autre, les mains brûlaient ; les paumes moites se collaient, et les doigts,
étroitement pressés, se meurtrissaient à chaque secousse. Il semblait à Laurent
et à Thérèse que le sang de l'un allait dans la poitrine de l'autre en passant
par leurs poings unis ; ces poings devenaient un foyer ardent où leur vie
bouillait. Au milieu de la nuit et du silence navré qui traînait, le furieux
serrement de main qu'ils échangeaient était comme un poids écrasant jeté sur la
tête de Camille pour le maintenir sous l'eau.
Quand le fiacre s'arrêta, Michaud et son fils
descendirent les premiers. Laurent se pencha vers sa maîtresse, et, doucement :
« Sois forte, Thérèse, murmura-t-il… Nous avons
longtemps à attendre… Souviens-toi. »
La jeune femme n'avait pas encore parlé. Elle
ouvrit les lèvres pour la première fois depuis la mort de son mari.
« Oh ! je me souviendrai, dit-elle en frissonnant,
d'une voix légère comme un souffle. »
Olivier lui tendait la main, l'invitant à
descendre. Laurent alla, cette fois, jusqu'à la boutique. Mme Raquin était
couchée, en proie à un violent délire. Thérèse se traîna jusqu'à son lit, et
Suzanne eut à peine le temps de la déshabiller. Rassuré, voyant que tout
s'arrangeait à souhait, Laurent se retira. Il gagna lentement son taudis de la
rue Saint-Victor.
Il était plus de minuit. Un air frais courait dans
les rues désertes et silencieuses. Le jeune homme n'entendait que le bruit
régulier de ses pas sonnant sur les dalles des trottoirs. La fraîcheur le
pénétrait de bien-être ; le silence, l'ombre lui donnaient des sensations
rapides de volupté. Il flânait.
Enfin, il était débarrassé de son crime. Il avait
tué Camille. C'était là une affaire faite dont on ne parlerait plus. Il allait
vivre tranquille, en attendant de pouvoir prendre possession de Thérèse. La
pensée du meurtre l'avait parfois étouffé ; maintenant que le meurtre était
accompli, il se sentait la poitrine libre, il respirait à l'aise, il était
guéri des souffrances que l'hésitation et la crainte mettaient en lui.
Au fond, il était un peu hébété, la fatigue
alourdissait ses membres et sa pensée. Il rentra et s'endormit profondément.
Pendant son sommeil, de légères crispations nerveuses couraient sur son visage.