1 |
p31: ça
va mieux avec des lunettes? Mathieu sait lire maintenant ? |
2 |
p32
qu’est-ce qu’il pourrait faire avec Mathieu pour gagner un peu
d’argent ? |
3 |
p33 le
père a acheté quelque chose ; quoi ? qu’est-ce que ça change ? |
4 |
p34 il
imagine ses enfants avec une barbe ; il a pensé leur acheter un rasoir,
pourquoi ? qu’est-ce qu’il raconte ? |
5 |
p35 les
enfants reviennent avec des blessures ; que s’imagine le père ? |
6 |
p36
Thomas ne sera plus jaloux de Mathieu, pourquoi ? |
7 |
p36
comment est-ce qu’il déshabille ses enfants le soir ? |
8 |
p36 à
quoi ressemble les enfants avant de les déshabiller ? |
9 |
p37 de
quel genre de concours parle-t-il à cette page ? qu’est-ce qu’il en
pense ? |
10 |
p38 le
père fait une blague à Josée ; qu’est-ce qu’il dit ? |
11 |
comment
réagit Josée ? que pense-t-elle du père de Mathieu et de Thomas ? |
12 |
p39 il
parle de la musique ; qu’est-ce qu’il dit ? |
13 |
p40 il
traverse la forêt avec sa nouvelle voiture ; que pense-t-il du
paysage ? qu’en pensent les enfants ? |
14 |
p40
qu’est-ce que c’est « les fites » ? |
15 |
p41 il a
peur d’avoir un accident ? |
16 |
qui est
Marie ? |
17 |
un pied-bot
qu’est-ce que c’est ? pourquoi parle-t-on d’un pied-bot ? |
31.
Thomas a des
lunettes, des petites lunettes rouges, elles lui vont très bien. Avec sa
salopette, il a l’air d’un étudiant américain, il est charmant.
Je ne me
souviens plus comment on s’est aperçus qu’il ne voyait pas bien. Maintenant,
avec ses lunettes, tout ce qu’il regarde doit être net, Snoopy, ses dessins…
J’ai eu un moment l’incroyable naïveté de penser qu’il allait pouvoir enfin
lire. J’allais lui acheter d’abord des bandes dessinées, ensuite des romans de
la
collection «
Signe de Piste », puis Alexandre Dumas, Jules Verne, Le Grand Meaulnes et,
pourquoi pas, après, Proust.
Non, il ne
pourra jamais lire. Même si les lettres sur les pages sont devenues nettes, ça
restera toujours flou dans sa tête. Il ne saura jamais que toutes ces petites
pattes de mouche qui couvrent les pages des livres nous racontent des histoires
et ont le pouvoir de nous transporter ailleurs. Il est devant elles comme moi
devant des hiéroglyphes.
Il doit croire
que ce sont des dessins, des tout petits dessins qui ne représentent rien. Ou alors
il pense que ce sont des files de fourmis et il les regarde, étonné qu’elles ne
se sauvent pas quand il avance la main pour les écraser.
32.
Pour attendrir
les passants, les mendiants exhibent leur misère, leur pied bot, leurs
moignons, leur vieux chien, leur chat mité, leurs enfants. Je pourrais faire
comme eux. Moi, j’ai deux bons appelants pour émouvoir, il suffirait de mettre
à mes deux garçons leur petit manteau râpé bleu marine. Je pourrais m’asseoir
par terre sur un carton avec eux, je prendrais l’air accablé. Je pourrais avoir
un appareil à musique avec des airs entraînants, Mathieu taperait sur son
ballon en mesure.
Moi qui ai
toujours voulu être comédien, je pourrais réciter « La mort du loup », de
Vigny, pendant que Thomas ferait son numéro du loup qui pleure, « il pleure,
loulou »…
Peut-être que
les gens seraient très émus et impressionnés par la prestation. Ils nous
donneraient des sous pour aller boire un Byrrh à la santé de leur grand-père.
33.
J’ai fait une
folie, je viens de m’acheter une Bentley. Une ancienne, une Mark VI, 22 CV,
elle consomme vingt litres au cent. Elle est bleu marine et noire, l’intérieur
est en cuir rouge. Le tableau de bord est en ronce de thuya, avec plein de
petits cadrans ronds et des voyants lumineux taillés comme des pierres
précieuses. Elle est belle comme un carrosse ; quand elle s’arrête, on s’attend
à en voir descendre la reine d’Angleterre.
Je l’utilise
pour aller chercher Thomas et Mathieu à leur institut médico-pédagogique.
Je les
installe sur la banquette arrière, comme des princes.
Je suis fier
de ma voiture, tout le monde la regarde avec respect, essayant de distinguer, à
l’arrière, un passager célèbre.
S’ils voyaient
ce qu’il y a derrière, ils seraient déçus. À la place de la reine d’Angleterre,
il y a deux petits mioches cabossés qui bavent, dont l’un, le surdoué, répète :
« Où on va, papa ? où on va, papa ?… »
Je me
souviens, une fois, sur la route, avoir eu la tentation de leur parler comme un
père parle à ses enfants qu’il est allé chercher au collège. J’ai inventé des
questions sur leurs études. « Alors, Mathieu, ce devoir sur Montaigne ?
Qu’est-ce que tu as eu comme note à ta dissertation ? Et toi, Thomas, combien
de fautes à ton thème latin ? Et la trigonométrie, comment ça se passe ? »
Pendant que je
leur parlais de leurs études, je regardais dans le rétroviseur leurs petites
têtes hirsutes au regard vague. Peut-être que j’espérais qu’ils allaient me
répondre sérieusement, qu’on allait arrêter là la comédie des enfants
handicapés, que c’était pas drôle, ce jeu, qu’on allait redevenir enfin sérieux
comme tout le monde, qu’ils allaient enfin devenir comme les autres…
J’ai attendu
un moment la réponse.
Thomas a dit
plusieurs fois : « Où on va, papa ? Où on va, papa ? » tandis que Mathieu
faisait « vroum-vroum »…
Ce n’était pas
un jeu.
34.
Thomas et
Mathieu grandissent, ils ont onze et treize ans. J’ai pensé qu’un jour, ils
allaient avoir de la barbe, on allait devoir les raser. Je les ai imaginés un
moment avec des barbes.
J’ai pensé
que, quand ils seraient grands, j’allais leur offrir à chacun un grand rasoir
coupe-chou. On les enfermerait dans la salle de bains et on les laisserait se
débrouiller avec leur rasoir. Quand on n’entendrait plus rien, on irait avec
une serpillière nettoyer la salle de bains.
J’ai raconté
ça à ma femme pour la faire rire.
35.
Chaque
week-end, Thomas et Mathieu reviennent de leur institut médico-pédagogique
couverts d’écorchures et de griffures. Ils doivent se battre comme des
chiffonniers. Ou alors, j’ai imaginé que dans leur institution, qui est à la
campagne, et depuis que les combats de coqs sont interdits, leurs éducateurs,
pour se détendre et arrondir leurs fins de mois, organisent des combats
d’enfants.
À voir la
profondeur des plaies, ils doivent certainement fixer aux doigts des enfants
des ergots de métal. Ce n’est pas bien.
Je vais devoir
écrire à la direction de l’IMP pour que cela cesse.
36.
Thomas ne va
plus être jaloux de son frère, il va avoir lui aussi un corset. Un
impressionnant corset orthopédique, avec du métal chromé et du cuir. Lui aussi
est en train de s’effondrer, de devenir bossu comme son frère. Bientôt, ils
seront comme les petits vieux qui ont passé leur vie à ramasser des betteraves
dans les champs.
Les corsets
coûtent des fortunes, ils sont entièrement faits à la main, dans un atelier
spécialisé à Paris, près de La Motte-Picquet, la Maison Leprêtre. Chaque année,
on doit les amener à l’atelier prendre des mesures pour un nouveau corset parce
qu’ils grandissent. Ils se laissent toujours faire docilement.
Quand on leur
met le corset, ils ressemblent à des guerriers romains avec leur cuirasse ou à
des personnages de bande dessinée de science-fiction, à cause du chrome qui
brille.
Quand on les
prend dans les bras, on a l’impression de tenir un robot. Une poupée en fer.
Le soir, on a
besoin d’une clé à molette pour les déshabiller. Quand on leur retire leur
cuirasse, on remarque, sur leur torse nu, des traces violettes que l’armature
en métal a laissées, et on retrouve deux petits oiseaux déplumés qui tremblent.
37.
J’ai réalisé
pour la télévision plusieurs émissions sur les enfants handicapés. Je me
souviens de la première, j’avais commencé par des stock-shots d’un concours du
plus beau
bébé. L’illustration sonore, c’était André Dassary qui chantait : « Chantons la
jeunesse qui, se moquant de la gloire, vole vers la victoire… »
J’avais un
regard étrange sur les concours du plus beau bébé. Je ne comprends toujours pas
pourquoi on félicite et récompense ceux qui ont des beaux enfants, comme si
c’était de leur faute. Pourquoi, alors, ne pas punir et mettre des amendes à
ceux qui ont des enfants handicapés ?
Je revois
encore ces mères arrogantes et sûres d’elles, brandissant leur chef-d’œuvre
devant le jury.
J’avais envie
qu’elles le fassent tomber.
38.
Je suis rentré
plus tôt à l’appartement. Josée est seule dans la chambre des enfants, les deux
lits sont vides, et la fenêtre est grande ouverte. Je me penche dehors, je
regarde en bas, vaguement angoissé.
Nous sommes au
quatorzième étage.
Où sont les
enfants ? On ne les entend pas. Josée les a jetés par la fenêtre. Elle a pu
avoir une crise de folie, on lit ça, quelquefois, dans les journaux.
Je lui
demande, sérieusement : « Pourquoi, Josée, avez-vous jeté les enfants par la
fenêtre ? »
J’ai dit ça
pour rire, pour chasser l’idée.
Elle n’a pas
répondu, elle ne comprend pas, elle est sidérée.
Je continue
sur le même ton : « Ce n’est pas bien, Josée, ce que vous avez fait. Je sais
bien qu’ils sont handicapés, ce n’est pas une raison pour les jeter. »
Josée est
terrifiée, elle me regarde sans rien dire, je pense qu’elle a peur de moi. Elle
part dans notre chambre, elle revient avec les enfants dans les bras et les
pose devant moi.
Ils vont bien.
Josée est
toute remuée, elle doit se dire : « Pas étonnant que monsieur ait des enfants
un peu fous. »
Mathieu et
Thomas ne connaîtront jamais Bach, Schubert, Brahms, Chopin… Ils ne profiteront
jamais des bienfaits de ces musiciens qui, certains matins
tristes, quand
l’humeur est grise et le chauffage en panne, nous aident à vivre. Ils ne
connaîtront jamais la chair de poule que donne un adagio de Mozart, l’énergie
qu’apportent
les rugissements de Beethoven et les ruades de Liszt, Wagner qui vous donne envie
de vous lever pour aller envahir la Pologne, les danses fortifiantes de Bach et
les larmes tièdes que fait couler le chant dolent de Schubert…
J’aurais bien
aimé essayer avec eux des chaînes haute-fidélité et leur en acheter une. Leur
constituer leur première discothèque, leur offrir leurs premiers disques…
J’aurais bien
aimé les écouter avec eux, jouer à « La Tribune du disque », discuter des
différentes interprétations et décider de la meilleure…
Les faire
vibrer au piano des Benedetti, Gould, Arrau, et au violon des Menuhin,
Oïstrakh, Milstein…
Et leur
laisser entrevoir le paradis.
40.
C’est
l’automne. Je traverse la forêt de Compiègne dans ma Bentley, Thomas et Mathieu
sont à l’arrière. Le paysage est d’une beauté indicible. La forêt est incendiée
de couleurs, c’est beau comme un Watteau. Je ne peux même pas leur dire : «
Regardez comme c’est beau », Thomas et Mathieu ne regardent pas le paysage, ils
s’en foutent. On ne pourra jamais rien admirer ensemble.
Ils ne
connaîtront jamais Watteau, ils n’iront jamais au musée. De ces grandes
joies-là qui aident l’humanité à vivre, ils vont être privés aussi.
Il leur reste
les frites. Ils adorent les frites, surtout Thomas, il dit « les fites ».
41.
Quand je suis
seul en voiture avec Thomas et Mathieu, il me passe quelquefois dans la tête
des drôles d’idées. Je vais acheter deux bouteilles, une de Butagaz et une de
whisky, et je les viderai toutes les deux.
Je me dis que
si j’avais un grave accident de voiture, ce serait peut-être mieux. Surtout
pour ma femme. Je suis de plus en plus impossible à vivre, et les enfants qui
grandissent sont de plus en plus difficiles. Alors je ferme les yeux et
j’accélère en les gardant fermés le plus longtemps possible.
42.
Je n’oublierai
jamais le médecin extraordinaire qui nous a reçus quand ma femme a été enceinte
une troisième fois. Un avortement était envisagé. Il nous a dit : « Je vais
vous parler brutalement. Vous êtes dans une situation dramatique. Vous avez
déjà deux enfants handicapés. Vous en auriez un en plus, est-ce que ça
changerait vraiment beaucoup, là où vous en êtes ? Mais imaginez que cette
fois, vous ayez un enfant normal. Tout changerait. Vous ne resteriez pas sur un
échec, ce serait la chance de votre vie. »
Notre chance
s’est appelée Marie, elle était normale et très jolie. C’était normal, on avait
fait deux brouillons avant. Les médecins, au courant des antécédents, étaient
rassurés.
Deux jours
après la naissance, un pédiatre est venu voir notre fille. Il a examiné
longuement son pied, puis, tout haut, il a dit : « On dirait qu’elle a un
pied-bot… » Après un petit moment, il a ajouté : « Non, je me suis trompé. »
Il avait
certainement dit ça pour rire.
Ma fille a
grandi, elle est devenue notre fierté nationale. Elle est belle, elle est
intelligente. Quelle belle revanche sur le sort, jusqu’au jour où…
Mais assez
rigolé, c’est une autre histoire.