Le
collier de la reine
Je ne sais
pas pourquoi, mais beaucoup de gens croient que j’ai fréquenté Arsène Lupin
autrefois. Je ne peux pas être en visite chez ma voisine, Mme de la Marque,
sans qu’aussitôt son salon se remplisse. Toutes les dames et les demoiselles
des environs, des petites-filles aux arrière-grands-mères, s’y donnent
rendez-vous, m’entourent et me demandent : – Oh, s’il vous plaît, racontez-nous
une aventure de votre ami Arsène Lupin. Pour être tranquille, j’ai souvent
envie de répondre que je ne l’ai pas connu. Que je ne suis même pas sûr qu’il
ait existé. Ce sont les journalistes qui ont parlé de lui, et ce qu’impriment
les journaux... Seulement... seulement je n’ai pas le courage de le leur dire.
Elles seraient tellement déçues. Et pour leur faire plaisir, je demande : –
Savez-vous comment il a commencé dans le métier du cambriolage ? Toutes
secouent leur gentille tête. Alors, je ne peux pas m’empêcher de commencer à
raconter...
Chapitre
1 Le mystère du débarras
Deux ou
trois fois par an, à l’occasion des fêtes importantes comme des bals ou des
dîners dans le grand monde, la comtesse1 de Dreux-Soubise met sur
ses blanches épaules le collier de la reine. C’est bien celui de l’affaire du
collier de la reine, qui, au dix-huitième siècle, a fait détester la reine Marie-Antoinette
par son peuple. Le célèbre collier qui, depuis, a tant fait parler de lui.
Seule la monture en or est la même. Les diamants2 ont été vendus ici
ou là. Bien plus tard, on les a remplacés par d’autres presque aussi beaux mais
beaucoup moins chers. Les Dreux-Soubise sont extrêmement fiers de ce bijou
historique ; quand ils ont eu des difficultés d’argent, ils ont préféré
diminuer leurs dépenses plutôt que de le vendre. Le comte actuel y tient plus
qu’à ses propres yeux et a loué un coffre-fort3 au Crédit lyonnais,
pour le garder à l’abri. Il va le chercher lui-même les jours où sa femme veut
le porter et l’y remet en place le lendemain matin. Un soir, au bal du Palais
de Castille, la comtesse a un grand succès ; tout le monde note sa beauté et celle
plus magnifique encore du bijou qui brille à son cou et que personne d’autre,
semble-t-il, ne pourrait porter avec autant d’élégance4
. Après qu’ils sont rentrés dans leur maison ancienne du faubourg
Saint-Germain, la comtesse tend le collier à son époux, qui l’admire longtemps.
Puis il le range dans une petite boîte rouge et place cette boîte sur une
étagère, au milieu des chapeaux et du linge, dans une petite pièce voisine. Sa
seule porte s’ouvre juste au pied de leur lit.
1 La comtesse : qui
appartient à une grande et riche famille. C’est un titre comme celui de prince
ou de chevalier. 2 Un diamant : une pierre qui ressemble à du verre, brille
beaucoup et coûte très cher. 3 Un coffre-fort : une boîte en fer très solide
pour ranger l’argent, les bijoux. 4 L’élégance : la qualité naturelle de ce qui
est distingué.
Le
lendemain, le comte se lève à neuf heures pour rapporter le bijou à la banque.
Il s’habille, prend son café, descend pour faire préparer son cheval. Quand il
remonte, sa femme n’a pas quitté la chambre et se coiffe, aidée par sa bonne5 . Elle lui dit : – Vous sortez ? – Oui, pour
cette course. – En effet… C’est plus prudent. Il entre dans la petite pièce et
demande, sans être inquiet : – Vous 1’avez déplacé ? – Pas du tout, mon ami. –
En êtes-vous bien sûre ? – Je n’y ai pas touché.
5 Une bonne : une femme
employée à tous les travaux dans une maison.
Il ressort,
le visage terriblement blanc, et dit : – Si ce n’est pas vous qui..., c’est
que... c’est qu’il... Ils allument une bougie et cherchent comme des fous,
renversent les vêtements, font tomber les chapeaux. Finalement, ils enlèvent de
la petite pièce tout ce qui s’y trouve et doivent reconnaître que le collier a
disparu. Sans perdre de temps, la comtesse fait prévenir le commissaire Valorbe. On lui raconte ce qui se passe et aussitôt il
demande : – Êtes-vous sûrs que personne n’a pu traverser votre chambre cette
nuit ? – Complètement, répond le comte. J’ai le sommeil très léger. Et j’avais
fermé la porte de la chambre. J’ai tourné la clef quand la bonne de ma femme a
frappé. – Il n’existe aucune autre issue que la porte pour entrer dans la
petite pièce ? – Aucune. – Pas de fenêtre ? – Si, mais il est impossible de
l’ouvrir. – Je voudrais le contrôler... Le commissaire voit qu’il y a un meuble
devant la fenêtre ; il ne la cache pas sur toute sa hauteur mais empêche
qu’elle s’ouvre. – Il y a deux étages au-dessus, dit le comte, mais un filet en
fer empêche que l’on puisse descendre jusqu’ici. C’est pourquoi la cour est
aussi sombre. En déplaçant le meuble, le commissaire peut noter que la fenêtre
est fermée, ce qui ne serait pas possible si quelqu’un était passé par là. –
Sauf, dit le comte, si le voleur est ressorti par notre chambre. – Il n’aurait
pas pu refermer la porte à clef, répond le commissaire. Il réfléchit un bon
moment puis se tourne vers la comtesse : – Savait-on autour de vous que vous
deviez porter le collier hier soir ?
– Ce n’était
pas un secret. Mais personne ne sait que nous le gardons dans cette petite
pièce. À moins... – À moins ? dit le commissaire. Je vous en prie, c’est très
important. – Je pensais à Henriette, dit-elle en regardant son mari. –
Henriette ? Elle ne le sait pas plus que les autres. – Qui est cette dame? demande le commissaire. – Une amie d’enfance qui s’est
fâchée avec sa famille pour épouser une espèce d’ouvrier. À la mort de son
mari, je l’ai prise chez moi avec son fils. Elle ajoute avec une hésitation : –
Elle se rend utile en faisant de petits travaux. Elle est très habile de ses
mains. – Et à quel étage habite-t-elle ? demande le commissaire. – Au premier,
comme nous. Mon Dieu ! J’y pense... La fenêtre de sa cuisine ouvre... –
Justement sur cette cour ! dit le commissaire. Conduisez-moi chez elle !
Henriette est occupée à réparer un vêtement tandis que son fils Raoul, un petit
garçon de six ou sept ans, lit près d’elle. Assez surpris de voir combien
l’appartement qu’on lui a donné est pauvre et mal meublé, le commissaire
l’interroge. Elle paraît très émue en apprenant le vol : la veille au soir, c’est
elle qui a mis le collier au cou de la comtesse. – Vous n’avez aucune idée ?
demande le commissaire. Le coupable est peut-être passé par votre chambre. Elle
rit car elle ne peut pas penser qu’on la soupçonne. – Mais je n’ai pas quitté
ma chambre. Je ne sors pas, moi. Elle ouvre la fenêtre de la cuisine. – Et puis
regardez, il y a au moins trois mètres jusqu’à la fenêtre de la petite pièce. –
Comment savez-vous que le collier s’y trouvait ?
– Je le sais
parce qu’on l’a dit devant moi. Son visage, jeune encore mais marqué par les
malheurs, montre une grande douceur. Cependant, dans le silence, elle a soudain
une expression de peur, comme si un danger la menaçait. Elle attire son fils
contre elle. L’enfant lui prend la main et y pose tendrement les lèvres. – Je
ne pense pas que vous puissiez la soupçonner6 ,
dit le comte au commissaire quand ils sont seuls. Elle est parfaitement
honnête. – Je suis de votre avis, répond M. Valorbe.
Le policier terminera là son enquête que le juge va poursuivre à sa place quelques
jours plus tard. Il interroge tous les domestiques, contrôle la serrure, fait
des essais sur la fenêtre, explore la petite cour centimètre par centimètre. Il
ne trouve rien. Pas d’explication.
6 Soupçonner quelqu’un
: douter de lui, penser qu’il est coupable mais sans les preuves.
La serrure
fonctionne. La fenêtre ne peut ni s’ouvrir ni se fermer de l’extérieur. Les
soupçons reviennent sur Henriette. On cherche dans sa vie. On découvre qu’en
trois ans elle n’est sortie que quatre fois. En vérité, elle sert de bonne et
fait de la couture pour la comtesse qui se montre très dure avec elle. Au bout
d’une semaine, le juge n’a pas du tout avancé : – Nous sommes pris dans un
double mystère : comment a-t-on pu entrer et, ce qui est beaucoup plus
difficile, sortir en laissant derrière soi la porte et la
fenêtre fermées ? Finalement, au bout de quatre mois, il finit par
penser que les Dreux-Soubise, ayant eu besoin d’argent, ont vendu le collier en
secret. Et il classe7 l’affaire. Le vol du bijou est un coup très
dur pour les Dreux-Soubise. Sachant le collier perdu, tous ceux à qui ils
doivent de l’argent viennent le demander. Ils se retrouveraient complètement
ruinés si, heureusement pour eux, la mort de très riches parents n’arrivait
juste pour les sauver. Mais ils souffrent beaucoup dans leur fierté et,
bizarrement, la comtesse se met à détester son ancienne amie. Elle l’accuse du
vol, l’envoie habiter au grenier, sous les toits. Puis, du jour au lendemain,
la jette à la rue. Et la vie continue, sans événements importants, à part cette
lettre d’Henriette que la comtesse reçoit quelques mois plus tard : « Madame,
Je ne sais comment vous remercier. Car c’est bien vous, n’est-ce pas, qui
m’avez envoyé cela. Personne d’autre ne connaît mon adresse au fond de ce petit
village. Si je me trompe, laissez-moi au moins vous dire merci pour tout ce que
vous avez fait pour moi autrefois. » Que veut-elle dire ? On lui demande de
s’expliquer et elle répond qu’elle a reçu par la poste une enveloppe contenant
deux billets de mille francs. Elle a été mise à la poste à Paris et ne porte
que son adresse. D’où viennent ces deux mille francs ? Qui les a envoyés ? La
police essaie de s’informer mais ne trouve aucune piste. Une enveloppe arrive
de nouveau douze mois plus tard, et une troisième, et une quatrième, et chaque
année pendant six ans. La cinquième année, il y a quatre mille francs, ce qui
permet à Henriette, qui est malade, de se soigner. Au bout de six ans,
Henriette meurt. Le mystère reste entier.
7 Classer une affaire :
abandonner la recherche du coupable.