Témoignages écrits sur la tour Eiffel
1ère
page de La Vie errante (Lassitude) de Guy
de Maupassant, paru en 1890, où il écrit: «J'ai quitté Paris et même la France, parce
que la tour Eiffel finissait par m'ennuyer trop. [...]»
La tour Eiffel, monument populaire par excellence, a
attiré dès le début tous les regards d'artistes sur elle et leur a inspiré de
nombreux écrits -romans, pièces de théâtre, poésies...- dont voici reproduits
ici quelques extraits représentatifs.
Avant sa construction et dans les premiers temps de
son exploitation commerciale, la tour Eiffel a surtout été critiquée, avant que
son succès populaire n'emporte, au fur et à mesure, toutes les critiques.
Sans doute est-ce Roland
Barthes qui décrit le mieux ce sentiment d'attrait/répulsion des artistes
vis-à-vis de la tour Eiffel dans son livre La tour Eiffel, paru en 1964:
Regard,
objet, symbole, la Tour est tout ce que l’homme met en elle, et ce tout est
infini. Spectacle regardé et regardant, édifice inutile et irremplaçable,
monde familier et symbole héroïque, témoin d’un siècle et monument toujours
neuf, objet inimitable et sans cesse reproduit [...]. |
La protestation
des artistes (14 février 1887)
Avant même son inauguration le 31 mars 1889, la tour Eiffel
fut critiquée par de nombreuses personnalités de l’époque. Ainsi, dès juin 1886, à l'issue du
«concours en vue de l'Exposition universelle de 1889» gagné par Gustave
Eiffel, la revue d’architecture La Construction moderne, émanation
de la Société centrale des architectes, attaque le monument essentiellement sur
les prétendus aléas techniques à venir, notamment à propos des ascenseurs
«impossibles à loger dans ces piliers curvilignes» et prend la défense du
projet concurrent de Jules Bourdais.
D'autres pamhlets paraissent tout au long de l'année
1886 et dans les mois suivants, et ce, jusqu'à l'inauguration du monument. Avec
le succès populaire que connaîtra la tour Eiffel en 1889 lors de l'Exposition
universelle, les critiques se feront moins virulentes et moins nombreuses.
En février 1887, soit 2 ans et 2
mois avant l'inauguration de la tour Eiffel, paraît dans le journal Le Temps
une lettre écrite par un collectif d'artistes, qui est sans doute l'écrit le
plus célèbre concernant la tour Eiffel, signée par les peintres, sculpteurs,
architectes et écrivains les plus connus de cette époque. On peut y lire les
noms d'Alexandre Dumas fils, de Guy
de Maupassant, de Charles Gounod, de Leconte
de Lisle, de Victorien Sardou, de Charles
Garnier, de François Coppée, de Sully
Prudhomme, de William Bouguereau ou encore d'Ernest Meissonier
pour ne citer que les plus célèbres d'entres eux. Cette lettre de protestation
contre la tour Eiffel était initialement adressé à «M. Alphand, directeur des travaux de
l'Exposition Universelle de 1889».
Édouard
Lockroy, alors ministre du Commerce est attéré et, en réponse, se fend
d'une lettre à Jean-Charles Alphand, teintée d'ironie se terminant pas ces
termes:
«Ce que je vous prie de faire, c'est de
recevoir la protestation et de la garder. Elle devra figurer dans les
vitrines de l'Exposition. Une si belle et si noble prose signée de noms
connus dans le monde entier ne pourra manquer d'attirer la foule et,
peut-être, de l'étonner». |
Gustave Eiffel, quant à lui, répond à la pétition
des artistes, dans un entretien avec Paul Bourde qui fut reproduit dans le
journal Le Temps. Reprenant point par point tous les arguments des
protestataires, il dit notamment que :
«La tour sera le plus haut édifice qu'aient
jamais élevé les hommes. Ne sera-t-elle donc pas grandiose aussi à sa
façon ? Et pourquoi ce qui est admirable en Égypte deviendrait-il hideux
et ridicule à Paris ? Je cherche et j'avoue que je ne trouve pas». |
Suite à cette lettre de protestation, certains
artistes persisteront, comme Guy
de Maupassant, qui en 1890, dans La Vie errante, écrira :
J'ai quitté Paris et même la France, parce que la
tour Eiffel finissait par m'ennuyer trop. [...] Mais je me demande ce qu'on conclura de notre
génération si quelque prochaine émeute ne déboulonne pas cette haute et
maigre pyramide d'échelles de fer, squelette disgracieux et géant, dont la
base semble faite pour porter un formidable monument de Cyclopes et qui
avorte en un ridicule et mince profil de cheminée d'usine. |
Tandis que d'autres reviennent sur leur impression
première, comme Sully Prudhomme lors d'une conférence donnée en
l'honneur de Gustave Eiffel le 13 avril 1889:
J'ai signé une protestation d'artistes et
d'écrivains contre le gigantesque édifice [...]. Je n'avais, heureusement, jugé et condamné que par
défaut, et devant l'œuvre accomplie et victorieuse, je me sens aujourd'hui
plus à l'aise que d'autres pour en appeler de ma propre sentence. |
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Nous venons, écrivains, peintres, sculpteurs,
architectes, amateurs passionnés de la beauté jusqu'ici intacte de Paris,
protester de toutes nos forces, de toute notre indignation, au nom du goût
français méconnu, au nom de l'art et de l'histoire française menacés, contre
l'érection, en plein cœur de notre capitale, de l'inutile et monstrueuse tour
Eiffel que la malignité publique, souvent empreinte de bon sens et d'esprit
de justice a déjà baptisée du nom de Tour de
Babel.
Sans tomber dans l'exaltation du chauvinisme, nous
avons le droit de proclamer bien haut que Paris est la ville sans rivale dans
le monde. Au dessus de ses rues, de ses boulevards élargis le long de ses
quais admirables, au milieu de ses magnifiques promenades, surgissent les
plus nobles monuments que le genre humain ait enfantés. L'âme de la France, créatrice de chefs-d'œuvre,
resplendit parmi cette floraison auguste de pierres. :L'Italie,
l'Allemagne, les Flandres, si fières, à juste titre, de leurs héritages
artistiques, ne possèdent rien qui soit comparable, aux nôtres et, de tous
les coins de l'univers, Paris s'attire la curiosité et l'admiration. Allons-nous donc laisser profaner tout cela ?
La ville de Paris va-t-elle donc s'associer plus
longtemps aux baroques, aux mercantiles imaginations d'un constructeur de
machines, pour s'enlaidir irréparablement et se déshonorer ? Car la tour Eiffel, dont la commerciale Amérique
ne voudrait pas c'est, n'en doutez pas, le déshonneur de Paris ! Chacun
le sait, chacun le dit, chacun s'en afflige profondément, et nous ne sommes
qu'un faible écho de l'opinion universelle et légitimement alarmée. Enfin, lorsque les étrangers viendront visiter
notre Exposition, ils s'écrieront étonnés : "
Quoi ! :C'est cette horreur que les Français ont trouvée pour nous
donner une idée de leur goût si vanté ? " :Ils auraient raison
de se moquer de nous, parce que le Paris des gothiques sublimes, le Paris de Jean Goujon, de Germain Pilon, de Puget, de Rude, de Barye, etc. sera devenu le
Paris de M. Eiffel. II suffit d'ailleurs, pour se rendre compte de ce
que nous avançons, de se figurer une tour vertigineusement ridicule, dominant
Paris, ainsi qu'une noire et gigantesque cheminée d'usine, écrasant de sa
masse barbare : Notre-Dame, la Sainte-Chapelle, la tour Saint-Jacques, le Louvre, le dôme
des Invalides,
l'Arc de triomphe,
tous nos monuments humiliés, toutes nos architectures rapetissées, qui
disparaîtront dans ce rêve stupéfiant. Et pendant vingt ans, nous verrons
s'allonger sur la ville entière, frémissante encore du génie de tant de
siècles, comme une tache d'encre, l'ombre odieuse de l'odieuse colonne de
tôle boulonnée. C'est à vous qui aimez tant Paris, qui l'avez tant
embelli, qui l'avez tant de fois protégé contre les dévastations
administratives et le vandalisme des entreprises industrielles, qu'appartient
l'honneur de le défendre une fois de plus. Nous nous remettons à vous du soin de plaider la
cause de Paris, sachant que vous y dépenserez toute l'énergie, toute
l'éloquence que doit inspirer à un artiste tel que vous l'amour de ce qui est
beau, de ce qui est grand, de ce qui est juste... Et si notre cri d'alarme
n'est pas entendu, si nos raisons ne sont pas écoutées, si Paris s'obstine
dans l'idée de déshonorer Paris, nous aurons du moins, vous et nous, fait
entendre une protestation qui honore. Collectif
d'artistes, «Les artistes contre la Tour Eiffel», Le Temps, 14 février
1887. |
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Guy de Maupassant (1850-1893), écrivain. |
Charles Gounod (1818-1893), compositeur. |
Victorien Sardou (1831-1908), auteur dramatique. |
Charles Garnier (1825-1898), architecte. |
François
Coppée
(1842-1908), poète, dramaturge et romancier. |
Sully Prudhomme (1839-1907), poète. |
William Bouguereau (1825-1905), peintre. |
Leconte de Lisle (1818-1894), poète. |
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Quels sont les motifs que donnent les artistes
pour protester contre l'érection de la tour ? Qu'elle est inutile et
monstrueuse ! Nous parlerons de l'inutilité tout à l'heure. Ne nous
occupons pour le moment que du mérite esthétique sur lequel les artistes sont
plus particulièrement compétents. Je voudrais bien savoir sur quoi ils fondent leur
jugement. Car, remarquez-le, monsieur, cette tour, personne ne l'a vue et
personne, avant qu'elle ne soit construite, ne pourrait dire ce qu'elle sera.
On ne la connaît jusqu'à présent que par un simple dessin géométral ;
mais quoiqu'il ait été tiré à des centaines de mille d'exemplaires, est-il permis
d'apprécier avec compétence l'effet général artistique d'un monument d'après
un simple dessin, quand ce monument sort tellement des dimensions déjà
pratiquées et des formes déjà connues ? Et, si la tour, quand elle sera construite, était
regardée comme une chose belle et intéressante, les artistes ne
regretteraient-ils pas d'être partis si vite et si légèrement en
campagne ? Qu'ils attendent donc de l'avoir vue pour s'en faire une
juste idée et pouvoir la juger. Je vous dirai toute ma pensée et toutes mes
espérances. Je crois, pour ma part, que la tour aura sa beauté propre. Parce
que nous sommes des ingénieurs, croit-on donc que la beauté ne nous préoccupe
pas dans nos constructions et qu'en même temps que nous faisons solide et
durable nous ne nous efforçons pas de faire élégant ? Est-ce que les
véritables conditions de la force ne sont pas toujours conformes aux
conditions secrètes de l'harmonie ? Le premier principe de l'esthétique
architecturale est que les lignes essentielles d'un monument soient
déterminées par la parfaite appropriation à sa destination. :Or, de
quelle condition ai-je eu, avant tout, à tenir compte dans la tour ? De
la résistance au vent. :Eh bien ! je prétends que les courbes des
quatre arêtes du monument telles que le calcul les a fournies, qui, partant
d'un énorme et inusité empattement à la base, vont en s'effilant jusqu'au
sommet, donneront une grande impression de force et de beauté ; car
elles traduiront aux yeux la hardiesse de la conception dans son ensemble, de
même que les nombreux vides ménagés dans les éléments mêmes de la
construction accuseront fortement le constant souci de ne pas livrer
inutilement aux violences des ouragans des surfaces dangereuses pour la
stabilité de l'édifice. La tour sera le plus haut édifice qu'aient jamais
élevé les hommes. Ne sera-t-elle donc pas grandiose aussi à sa façon ?
Et pourquoi ce qui est admirable en Égypte deviendrait-il hideux et ridicule
à Paris ? Je cherche et j'avoue que je ne trouve pas. La protestation dit que la tour va écraser de sa
grosse masse barbare Notre-Dame, la Sainte-Chapelle, la tour Saint-Jacques,
le Louvre, le dôme des Invalides, l'Arc de triomphe, tous nos monuments. Que
de choses à la fois ! Cela fait sourire, vraiment. Quand on veut admirer
Notre-Dame, on va la voir du parvis. En quoi du Champ-de-Mars la tour gênera-t-elle
le curieux placé sur le parvis Notre-Dame, qui ne la verra pas ? C'est
d'ailleurs une des idées les plus fausses, quoique des plus répandues, même
parmi les artistes, que celle qui consiste à croire qu'un édifice élevé
écrase les constructions environnantes. Regardez si l'Opéra ne paraît pas plus
écrasé par les maisons du voisinage qu'il ne les écrase lui-même. Allez au rond-point
de l'Étoile,
et, parce que l'Arc de triomphe est grand, les maisons de la place ne vous en
paraîtront pas plus petites. Au contraire, les maisons ont bien l'air d'avoir
la hauteur qu'elles ont réellement, c’est-à-dire à peu près quinze mètres, et
il faut un effort de l'esprit pour se persuader que l'Arc de triomphe en
mesure quarante-cinq, c’est-à-dire trois fois plus. Reste la question d'utilité. Ici, puisque nous
quittons le domaine artistique, il me sera bien permis d'opposer à l'opinion
des artistes celle du public. Je ne crois point faire preuve de vanité en disant
que jamais projet n'a été plus populaire ; j'ai tous les jours la preuve
qu'il n'y a pas dans Paris de gens, si humbles qu'ils soient, qui ne le
connaissent et ne s'y intéressent. À l'étranger même, quand il m'arrive de
voyager, je suis étonné du retentissement qu'il a eu. Quant aux savants, les vrais juges de la question
d'utilité, je puis dire qu'ils sont unanimes. Non seulement la tour promet d'intéressantes
observations pour l'astronomie, la météorologie et la physique, non seulement
elle permettra en temps de guerre de tenir Paris constamment relié au reste
de la France, mais elle sera en même temps la preuve éclatante des progrès
réalisés en ce siècle par l'art des ingénieurs. C'est seulement à notre époque,
en ces dernières années, que l'on pouvait dresser des calculs assez sûrs et
travailler le fer avec assez de précision pour songer à une aussi gigantesque
entreprise. N'est-ce rien pour la gloire de Paris que ce
résumé de la science contemporaine soit érigé dans ses murs ? Gustave Eiffel, «La réponse
de l'ingénieur à la lettre de protestation des artistes», Le Temps,
février 1887. |
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Buste
de Jean-Charles Alphand sur sa tombe au Cimetière du Père Lachaise. Les journaux publient une soi-disant protestation
à vous adressée par les artistes et les littérateurs français. Il s'agit de
la Tour Eiffel, que vous avez contribué à placer dans l'enceinte de
l'Exposition Universelle. A l'ampleur des périodes, à la beauté des
métaphores, à l'atticisme d'un style délicat et précis, on devine, sans même
regarder les signatures, que la protestation est due à la collaboration des
écrivains et des poètes les plus célèbres de notre temps. Cette protestation est bien dure pour vous,
Monsieur le Directeur des travaux. Elle ne l'est pas moins pour moi. Paris
« frémissant encore du génie de tant de siècles », dit-elle, et qui
« est une floraison auguste de pierres parmi lesquelles resplendit l'âme
de la France », serait déshonoré si on élevait une tour dont « la
commerciale Amérique ne voudrait pas ». « Cette main
barbare », ajoute-t-elle dans le langage vivant et coloré qu'elle
emploie, gâtera le « Paris des gothiques sublimes », le Paris des
Goujon, des Pilon, des Barye, et des Rude. Ce dernier passage vous frappera
sans doute autant qu'il m'a frappé, « car l'art et l'histoire français »,
comme dit la protestation, ne m'avaient point appris encore que les Pilon,
les Barye, ou même les Rude, fussent des gothiques sublimes. Mais quand des
artistes compétents affirment un fait de cette nature, nous n'avons qu'à nous
incliner... Ne vous laissez donc pas impressionner par la
forme qui est belle, et voyez les faits. La protestation manque d'à-propos.
Vous ferez remarquer aux signataires qui vous l'apporteront que la
construction de la Tour Eiffel est décidée depuis un an et que le chantier
est ouvert depuis un mois. On pouvait protester en temps utile : on ne
l'a pas fait, et « l'indignation qui honore » a le tort d'éclater
juste trop tard. J'en suis profondément peiné. Ce n'est pas que je craigne
pour Paris. Notre-Dame restera Notre-Dame et l'Arc de Triomphe restera l'Arc
de Triomphe. Mais j'aurais pu sauver la seule partie de la grande ville qui
fût sérieusement menacée : cet incomparable carré de sable qu'on appelle
le Champ de Mars, si digne d'inspirer les poètes et de séduire les paysagistes.
Vous pouvez exprimer ce regret à ces Messieurs. Ne
leur dites pas qu'il est pénible de ne voir attaquer l'Exposition que par
ceux qui devraient la défendre ; qu'une protestation signée de noms si
illustres aura du retentissement dans toute l'Europe et risquera de fournir
un prétexte à certains étrangers pour ne point participer à nos fêtes ;
qu'il est mauvais de chercher à ridiculiser une œuvre pacifique à laquelle la
France s'attache avec d'autant plus d'ardeur, à l'heure présente, qu'elle se
voit plus injustement suspectée au dehors. De si mesquines considérations
touchent un ministre : elles n'auraient point de valeur pour des esprits
élevés que préoccupent avant tout les intérêts de l'art et l'amour du beau.
Ce que je vous prie de faire, c'est de recevoir la protestation et de la
garder. Elle devra figurer dans les vitrines de l'Exposition. Une si belle et
si noble prose signée de noms connus dans le monde entier ne pourra manquer
d'attirer la foule et, peut-être, de l'étonner. Édouard Lockroy, «Lettre
ouverte à Jean-Charles Alphand, directeur
des travaux de l'Exposition Universelle de 1889», février 1887. |
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La question de la suppression de la tour Eiffel
fut un instant agitée en haut lieu. (Peut-être même, ce haut lieu n'était-il
autre quer le troisième plate-forme de ladite tour). On discuta longtemps, paraît-il. Finalement, sur la réflexion d'un judicieux esprit
que, le conseil de la Légion
d'honneur
ayant laissé sa rosette à M. Eiffel, on pouvait bien conserver sa tour, on
décida de ne point déboulonner encore le métallique édifice. Apprenant cette résolution, mon ami le Captain Cap
sourit dans ses longues moustaches, vida d'un trait le gobelet qui se
trouvait à sa portée et dit: -J'ai une idée! -Le contraire m'eût étonné, Cap! -Une idée pour rendre utile cette stupide tour qui
fut, en 1889, une utile démonstration industrielle, mais qui est devenue si
parfaitement oiseuse. -Et puis, on l'a assez vue, la tour Eiffel! -On l'a trop vue!...Conservons-la, soit, mais
donnons-lui un autre aspect. -Si on la renversait la tête en bas, les pieds en
l'air? -C'est précisément à quoi j'ai pensé. Mais mon
idée ne s'arrête pas là. -Votre idée, Cap, ne saurait point s'arrêter!
Comme le temps, comme l'espace, elle ne connaît point de bornes! -Merci, mon garçon!...Donc, nous renversons la
tour Eiffel et nous la plantons la tête en bas, les pattes en l'air. Puis,
nous l'enveloppons d'une magnifique, décorative et parfaitement imperméable
céramique. -Bravo, Cap!...Et puis? -Et puis, quand j'ai obtenu un ensemble
parfaitement étanche, j'établis des robinets dans le bas et je la remplis
d'eau. -D'eau Captain? Quelle horreur! -Oui, d'eau...Bien entendu, avant cette opération,
j'ai débarrassé la tour des constructions en bois, et en général de toutes
les matières organiques qui corrompraient mon eau. Devinez-vous, maintenant? -Je devine ou crois deviner que vous exposerez à
l'admiration des foules un somptueux gobelet quadrangulaire de 300 mètres de
haut. -Un gobelet rempli de quoi? -Un gobelet rempli d'eau. -D'eau...comment? -Je comprends!...D'eau ferrugineuse et gratuite à la
disposition de nos contemporains anémiés. Au bout de quelques années toute de
cette masse de fer, dissoute peu à peu dans l'eau des pluies, aura passé dans
l'organismes des Parisiens, leur communiquant vigueur et santé... -Si, au lieu d'eau, nous mettions du gin, Cap, du
bon vieux gin? -Le goût du vin ne va pas avec le goût du fer. Alphonse Allais,
"Utilisation de la tour Eiffel en 1900", in Le Bec en l'air,
1897. |
Et l’on dit que tout en haut On verra jusqu’au Congo Brazza chasser la gazelle De la tour Eiffel...le. J’ai vu pousser la tour Eiffel. Nous allions la voir, en sortant du lycée, le
veston en cœur remonté par la serviette. Les parents constataient les progrès de la chose,
en sifflotant, comme quand ils toisaient leur fils, au crayon, sur un mur. La seine, encore à peu près tranquille, jouissait
tranquillement de son reste, avant les pavillons, les fanions, les fanfares. Les remorqueurs traînaient leurs cheveux sur le
fleuve, avec une plainte d’ogresse en gésine.
Les bateaux-mouches filetés de soleil fondaient
comme des rayons de miel. C’était l’époque où, qu’il en eût besoin ou non,
le zouave du pont de
l'Alma
se lavait une fois l’an les pieds jusqu’au ventre. Les deux chandeliers du Trocadéro n’éclairaient encore
que l’herbe. Les arbres des quais mûrissaient leurs lanternes. Les étagères des bancs et des ponts commençaient à
se courir de bibelots méditatifs. Elle fut un piège, avant d’être une nasse. Le cœur serré, nous distinguions au-dessus de la
première plate-forme un halo rouge de travail, une sorte de buée sonore, où
l’on voyait de temps en temps sauter le battant d’un marteau, pareil à
l’envol d’un corbeau qui retombait dans la poussière. Un bourgeois qui passait s’arrêta près de nous,
rouge et soufflant, pattu comme un poêle de blanchisseuse, avec un petit col
officier, des lunettes posées sur la moustache, une chaîne de montre grosse
comme des menottes, un bourdaloue rehaussé d’encre sur la tête. -Nous ne seront jamais prêts ! dit-il. Un matin de mars, cependant, la Tour fut prête,
cuite à point comme une langouste. Coppée lui fit une
apostrophe, qui finissait sur ces beaux vers : Mais tout là-haut, un aigle
passe Et n’y fait pas
attention !
Les délicats n’aimaient pas la Tour. La France
artiste applaudit au maître. Mais les ingénieurs étaient fiers. Une réponse
était dans l’air. Le poète Raoul Bonnery,
disciple de Sully
Prudhomme
et membre de la Société des Gens de Lettres, qui veillait, du fond de Louis Figuier,
sur les Merveilles de la Science et les Merveilles de l’Industrie, déterra
des vers de Laprade : Sur mes froides hauteurs si nul
ne vient m’entendre,
Moi j’y respire à l’aise et
n’en veux point descendre.
Et ferma le ban par ses propres vers : La Tour, objet de ton
blasphème,
Pourrait t’envoyer, Polyphème, Ecraser tes os tout en
bas !
La nuit, la Tour, les pieds écartés sur un bûcher
trop petit pour elle, pissait debout la Loïe Fuller et les Fontaines
Lumineuses. Les terrasses des restaurants du palais des Arts Libéraux, se
hérissaient de tziganes qui fouettaient la nuit lente à descendre. Une étoile
lorgnait mon parfait au café, dont la chaleur faisait une statuette. Une
chauve-souris signait son courrier sur le front de bandière. Un escalier
buvait du lait dans les ténèbres. Aujourd’hui, la tour Eiffel ne s’embrase plus
jamais. Elle est devenue tout à fait sérieuse. Elle tape, jour et nuit, de la
machine à écrier, mais parfois, sur un ordre obscur, s’allume sèchement et se
couvre de cristaux froids, comme un kummel
autocopiste, dans le vieux ciel aux yeux mi-clos, brouillé de souvenirs
amers... Léon-Paul Fargue, Le piéton
de Paris, Gallimard, 1932-1939. |
Jusqu'en 1910, la tour Eiffel fut tenue par tous
les artistes et chansonniers montmartrois comme le symbole du mauvais goût,
de l'outrecuidance bourgeoise et industrielle. Verlaine ne voulait pas passer à côté
de cette horreur et donnait l'ordre au fiacre qui le conduisait de changer de
route. C'était un brevet de sensibilité littéraire et
artistique que de vitupérer contre la Tour. Déjà, quelques années avant la
guerre, les peintres, les poèteset les romanciers ont compris la beauté de
cette tour, qui devait servir de pylône à une des antennes les plus
puissantes du monde, je crois même la plus puissante. Il y a, dans cette
haute tour d'acier, l'association de tous les éléments qui donnent à cette
époque son caractère et qui, pour cette raison, sont d'une puissance
esthétique tout aussi émouvante que les plus grandioses monuments, qui,
chacun, représentent une époque disparue. La tour Eiffel est aussi belle pour
nous que le Parthénon l'était pour les
Grecs, car elle révèle, sous ses lignes simples et hardies, les premières
notions d'un pittoresque nouveau que petit à petit nous apprenons d'abord à estimer
et ensuite à chérir. L'automobile, la T.S.F., donnent à notre temps un
plaisir intellectuel qui ne s'enrichit pas aux mêmes sources que le plaisir
intellectuel des hommes qui nous précédèrent. La beauté d'une auto ne
correspond en rien aux lignes décoratives qui inspiraient un constructeur de
carrosse du XVIIIe siècle, et beaucoup d'hommes,
parmi les moins enclins à compliquer leur vie, commencent à admettre la
beauté d'un poste de T.S.F. avec ses belles lampes aux dômes argentés. Par le
fait même que cette esthétique ne peut se comparer à celles qui enrichirent
d'autres époques, elle correspond bien à nos goûts pour le décor qui nous
entoure et où nous agissons dans un rythme lui aussi approprié à la présence
de l'auto, du cinéma, de la T.S.F. et du phonographe, que l'on commence
seulement à révéler aux français. [...]Pendant la guerre, la Tour tendit ses
antennes aériennes, et toutes les ondes du monde vinrent vibrer contre les
cordes de métal. Un sapeur du génie, isolé à son sommet, troublait les
conversations de Berlin et lançait dans
l'espace les mots terribles du quotidien. Les avions ennemis guettaient sa
pointe presque invulnérable. Elle triompha de toutes les catastrophes qui la
menaçait chaque nuit avec une régularité lancinante. Et pourtant, la force
sournoise et intelligente de l'électricité l'entoure nuit et jour d'une
sollicitude perfide. Pendant le guerre, les lumières furent éteintes
dans Paris, et la Seine coulait silencieusement au ras des quais, dépouillée
de sa parure de diamants, de rubis et d'émeraudes. Mais elle indiquait,
comme une coulée de vif-argent dans la nuit, le chemin qu'il fallait suivre
pour atteindre Paris. Aujourd'hui la tour Eiffel, au service d'une
publicité tout à fait jolie, flambe dans la nuit comme une torche d'or. Pierre Mac Orlan, La Tour,
Javel et les Bélandres, Villes, in Œuvres complètes, le
Cercle du bibliophile. |
La tour Eiffel, en tout cas, n’est pas seulement
un grand machin en fer pesant près de sept mille tonnes et haut d’un peu plus
de trois cents mètres. Elle est faite du savoir, de la technique, de l’esprit
de son époque. Elle en constitue une expression achevée. Elle nous parle
d’avantage que de longs traités d’histoire. Réciproquement, on pourrait
passer entre ses piliers sans vraiment la voir, si l’on ne connaissait au
moins les circonstances et les raisons de son édification. Née de la pensée scientifique moderne et des
immenses progrès réalisés dans la maîtrise de la matière et de l’énergie, la
tour Eiffel n’est pas un « objet » à proprement parler. Elle n’a
d’autre finalité que d’être offerte au regard (et de le subjuguer) ou,
réciproquement, de constituer un admirable belvédère d’où la vue, par beau
temps, porte à plus de 100 kilomètres de distance. Comme la fusée lunaire Saturn V le fera quatre-vingts ans plus
tard, elle ne sert qu’à témoigner de la grandeur d’un pays, d’un peuple, de
la « civilisation » en général. Elle n’a même pas besoin de
s’envoler et de quitter notre planète pour réaliser sa vocation d’objet
purement spectaculaire et ludique. Nous dirions volontiers
« festif ». Le clou de l’Exposition de 1889 n’a vocation,
justement, qu’à s’exposer. Il est important qu’il ne serve à rien d’autre et
que, jusque dans sa forme et dans sa masse impressionnantes, il proclame son
inutilité, le caractère gratuit de sa présence. Pascal Lainé, Le
mystère de la tour Eiffel, Albin Michel-Canal+ Éditions, octobre 2005, ISBN
2-226-16915-6. |
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J'ai quitté Paris et même la France, parce que la
tour Eiffel finissait par m'ennuyer trop. Non seulement on la voyait de partout, mais on la
trouvait partout, faite de toutes les matières connues, exposée à toutes les
vitres, cauchemar inévitable et torturant. Ce n'est pas elle uniquement d'ailleurs
qui m'a donné une irrésistible envie de vivre seul pendant quelque temps,
mais tout ce qu'on a fait autour d'elle, dedans, dessus, aux environs. Comment tous les journaux vraiment ont-ils osé
nous parler d'architecture nouvelle à propos de cette carcasse métallique,
car l'architecture, le plus incompris et le plus oublié des arts aujourd'hui,
en est peut-être aussi le plus esthétique, le plus mystérieux et le plus
nourri d'idées ? Il a eu ce privilège à travers les siècles de
symboliser pour ainsi dire chaque époque, de résumer, par un très petit
nombre de monuments typiques, la manière de penser, de sentir et de rêver
d'une race et d'une civilisation. Quelques temples et quelques églises,
quelques palais et quelques châteaux contiennent à peu près toute l'histoire
de l'art à travers le monde, expriment à nos yeux mieux que des livres, par
l'harmonie des lignes et le charme de l'ornementation, toute la grâce et la
grandeur d'une époque. Mais je me demande ce qu'on conclura de notre
génération si quelque prochaine émeute ne déboulonne pas cette haute et
maigre pyramide d'échelles de fer, squelette disgracieux et géant, dont la
base semble faite pour porter un formidable monument de Cyclopes et qui
avorte en un ridicule et mince profil de cheminée d'usine. C'est un problème résolu, dit-on. Soit - mais il
ne servait à rien ! - et je préfère alors à cette conception démodée de
recommencer la naïve tentative de la tour de Babel, celle qu'eurent, dès le
XIIe siècle, les architectes du campanile de Pise. L'idée de construire cette gentille tour à huit
étages de colonnes de marbre, penchée comme si elle allait toujours tomber,
de prouver à la postérité stupéfaite que le centre de gravité n'est qu'un
préjugé inutile d'ingénieur et que les monuments peuvent s'en passer, être
charmants tout de même, et faire venir après sept siècles plus de visiteurs
surpris que la tour Eiffel n'en attirera dans sept mois, constitue, certes,
un problème puisque problème il y a - plus original que celui de cette géante
chaudronnerie, badigeonnée pour des yeux d'Indiens. Je sais qu'une autre version veut que le campanile
se soit penché tout seul. Qui le sait ? Le joli monument garde son
secret toujours discuté et impénétrable. Peu m'importe, d'ailleurs, la tour Eiffel. Elle ne
fut que le phare d'une kermesse internationale, selon l'expression consacré
dont le souvenir me hantera comme le cauchemar, comme la vision réalisée de
l'horrible spectacle que peut donner à un homme dégoûté la foule humaine qui
s'amuse. Je me gardai bien de critiquer cette colossale entreprise politique,
l'Exposition universelle, qui a montré au monde, juste au moment où il
fallait le faire, la force, la vitalité l'activité et la richesse inépuisable
de ce pays surprenant : la France. On a donné un grand plaisir, un grand
divertissement et un grand exemple aux peuples et aux bourgeoisies. Ils se
sont amusés de tout leur cœur. On a bien fait, et ils ont bien fait. J'ai seulement constaté, dès le premier jour, que
je ne suis pas créé pour ces plaisirs-là. Guy de Maupassant, La vie
Errante, 1890. |
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Lundi 6 mai 1889 Retour à pied à Auteuil à travers la foule. Un ciel mauve, où les lueurs des illuminations
montent, comme le reflet d'un immense incendie, -le bruissement de pas
faisant l'effet de l'écoulement de grandes eaux; -une foule toute noire, de
ce noir un peu papier brûlé, un peu roux qui est le caractère des foules
modernes, -une espèce d'ivresse sur la figure des femmes, dont beaucoup font
queue à la porte des water-closets, la vessie émotionnée; -la place
de la Concorde,
une apothéose de lumière blanche, au milieu de laquelle l'obélisque apparaît avec la
couleur rosée d'un sorbet au champagne, -la tour Eiffel faisant l'effet d'un
phare, laissé sur la terre par une génération disparue, -une génération de
dix coudées. Mardi 2 juillet 1889 Ce soir, dîner sur la plate-forme de la tour
Eiffel, avec les Charpentier, les Hermant, les Zola, les Dayot. La montée en ascenseur: la sensation du bâtiment
qui prend la mer; mais rien de vertigineux. Là-haut, la perception bien
au-delà de sa pensée au ras de terre, de la grandeur, de l'étendue, de
l'immensité babylonienne de Paris, et sous le soleil couchant, la ville ayant
des coins de bâtisses de la couleur de Rome, et parmi les grandes lignes
planes de l'horizon, le sursaut et l'échancrure pittoresque dans le ciel, de
la colline de Montmartre prenant au crépuscule
l'aspect d'une grande ruine qu'on aurait illuminée. Un dîner un peu rêveur...puis l'impression toute
particulière de la descente à pied, et qui a quelque chose d'une tête qu'on
piquerait dans l'infini, l'impression de la descente sur ces échelons à jour
dans la nuit, avec des semblants de plongeons, ça et là, dans l'espace
illimité, et où il vous semble qu'on est une fourmi, descendant le long des
cordages d'un vaisseau de ligne, dont les cordages seraient de fer. Jules de Goncourt et Edmond de Goncourt, Journal,
6 mai et 2 juillet 1889. |
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C’était le bon temps quand je travaillais à la
construction de la tour Eiffel. Et je ne savais pas que j’étais heureux. La construction de la tour Eiffel fut une chose
grandiose et très belle. Aujourd’hui vous ne pouvez plus vous rendre compte.
La tour Eiffel telle qu’elle est désormais n’a plus grand chose de commun
avec ce qu’elle était alors. A commencer par les dimensions. Elle s’est comme
rétrécie. Moi quand je passe dessous, je lève les yeux et je regarde. Mais
j’ai de la peine à reconnaître le monde où j’ai vécu les plus beaux jours de
ma vie. Les touristes entrent dans l’ascenseur, montent à la première
plate-forme, montent à la deuxième plate-forme, s’exclament, rient, prennent
des photographies, avec des pellicules en couleur. Les pauvres…ils ne savent
pas, ils ne pourront jamais savoir. On lit dans les guides que la tour Eiffel mesure
trois cents mètres de haut, plus vingt mètres en comptant l’antenne radio.
C’est ce que disaient aussi les journaux de l’époque, avant qu’on ne commence
les travaux. Et trois cents mètres, ça semblait déjà une folie au public. Trois cents mètres, tu parles. Moi je travaillais
aux ateliers Rungis, près de Neuilly. J’étais un bon
ouvrier mécanicien. Un soir comme je rentrais chez moi, un monsieur en
haut-de-forme qui pouvait avoir dans les quarante ans m’arrête dans la rue. « Est-ce bien à monsieur André Lejeune que je
parle ? -Oui, c’est moi, mais vous, qui êtes-vous ? -Je suis l’ingénieur Gustave Eiffel et je voudrais
vous faire une proposition. Seulement, avant, il faut que je vous montre
quelque chose. Ma voiture est là. » Je monte dans la voiture de l’ingénieur, il me
conduit à un grand hangar qui s’élevait dans un terrain vague de la
périphérie. Là il y avait une trentaine de jeunes gens qui travaillaient en
silence devant de grandes tables à dessin sans lever les yeux de leur travail
et daigner nous accorder un regard. L’ingénieur me conduit dans le fond de la salle
où, appuyé contre le mur, se dresse un tableau qui faisait bien deux mètres
de haut et sur lequel une tour était dessinée. «Je construirais pour Paris, pour la France, pour
la monde, cette tour que vous voyez. En fer. Ce sera la tour la plus haute du
monde. -Haute de combien ? demandai-je. Le projet prévoit une hauteur de trois cents
mètres. Mais ça c’est le chiffre dont je suis convenu avec le gouvernement,
pour ne pas les épouvanter. Ce sera finalement beaucoup plus haut. -Quatre cents ? -Mon garçon, faites-moi confiance, maintenant je
ne peux rien vous dire. Ne nous emballons pas. Mais il s’agit d’une
merveilleuse entreprise et c’est un honneur que d’y participer. Je suis venu
personnellement vous chercher parce que l’on m’a dit que vous étiez un
excellent mécanicien. Combien gagnez-vous chez Runtiron ?» Je lui dit quel était mon salaire. «Si tu viens chez moi, dit l’ingénieur en me
tutoyant brusquement, tu gagneras trois fois plus.» J’acceptais. Mais l’ingénieur ajouta à voix basse : «J’oubliais un détail, mon cher André. Je tiens
beaucoup à ce que tu sois des nôtres, mais auparavant tu dois me promettre
quelque chose. -J’espère que ce n’est pas quelque chose de
déshonorant, hasardai-je, un peu impressionné par son air mystérieux. -Le secret, dit-il. -Quel secret ? -Peux-tu me donner ta parole d’honneur de ne
parler à personne, pas même avec les tiens, de notre travail ? De ne
raconter à âme qui vive ce que tu feras et comment tu le feras ? De ne
révéler ni chiffres, ni mesures, ni données ? Penses-y bien, penses-y
avant de toper là. Parce qu’un jour ce secret te pèsera peut-être.» Il y avait un formulaire imprimé, avec le contrat
de travail, où était écrit l’engagement de respecter le secret . Je signai. Le chantier comptait des centaines d’ouvriers,
peut-être des milliers. Non seulement je ne les connus jamais tous mais je ne
les vis même pas tous car on travaillait par équipes, sans solution de
continuité et il y avait trois tours par vingt-quatre heures. Une fois terminées les fondations de ciment, nous
commençâmes, nous autres mécaniciens, à monter les poutres d’acier. Entre
nous, dès le début, nous nous parlions peu, peut-être à cause du serment
prêté. Mais à quelques bribes de phases saisies par-ci par-là, je compris que
mes camarades n’avaient accepté l’engagement qu’en raison du salaire
exceptionnel. Personne, pour ainsi dire, ne croyait que la tour serait jamais
terminée. Ils pensaient que c’était une folie, au-dessus des forces humaines.
Les quatre gigantesques pieds une fois solidement
rivés en terre, la charpente de fer s’éleva pourtant à vue d’œil. Au-delà de
l’enclos, autour du vaste chantier, la foule stationnait jour et nuit pour
nous contempler tandis que nous joutions là-haut, minuscules insectes
suspendus à notre toile d’araignée. Les arches du piédestal furent fortement soudées,
les quatre colonnes vertébrales se dressèrent presque à pic et puis se
fondirent pour n’en former qu’une seule qui s’amincissait au fur et à mesure
qu’elle s’élevait. Le huitième mois, on arriva à la cote 100 et un banquet
fut offert à tout le personnel dans une auberge des bords de Seine. Je n’entendais plus de paroles de découragement.
Un étrange enthousiasme au contraire s’était emparé des ouvriers, des chefs
d’équipe, des techniciens, des ingénieurs, comme si on avait été à la veille
d’un événement extraordinaire. Un matin, c’était les premiers jours
d’octobre, nous nous trouvâmes plongés dans le brouillard. On pensa qu’une couche de nuages bas stagnait sur Paris, mais ce n’était pas ça. Tout
autour l’air était serein. « Hé ! Vise un peu ce tube-là », me
dit Claude Gallumet, le plus petit et le plus débrouillard de mon équipe qui
était devenu mon ami. D’un gros tube de caoutchouc fixé à la charpente de fer
sortait de la fumée blanchâtre. Il y en avait quatre, un à chaque coin de la
tour. Il en sortait une fumée dense qui peu à peu formait un nuage qui ne
montait ni descendait, et sous ce grand parasol d’ouate, nous, nous
continuions à travailler. Mais pourquoi ? A cause du secret ? Un autre banquet nous fut offert par les
constructeurs quand on arriva à la cote 200, et même les journaux en
parlèrent. Mais autour du chantier la foule ne stationnait plus, ce ridicule
chapeau de brouillard nous cachait complètement à ses regards. Et les
journaux louaient l’artifice : cette condensation de vapeurs -
expliquaient-ils – empêchait les ouvriers travaillant sur les structures
aériennes de remarquer l’abîme qui était au-dessous d’eux ; et cela leur
évitait d’avoir le vertige. Grosse sottise : tout d’abord parce que nous
étions désormais parfaitement entraînés au vide ; et même en cas de
vertige, il ne nous serait pas arrivé malheur car chacun de nous portait une
solide ceinture de cuir qui était rattachée, au fur et à mesure, par une
corde, aux charpentes environnantes. 250, 280, 300…deux ans avaient passé. Étions-nous
à la fin de notre aventure ? Un soir on nous réunit sous la grande voûte
en croix de la base et l’ingénieur Eiffel nous parla. Notre engagement -
dit-il – touchait à sa fin, nous avions donné des preuves de ténacité, de
bravoure, de courage et l’entreprise nous remettait une prime spéciale. Celui
qui le désirait pouvait partir. Mais lui, l’ingénieur Eiffel, espérait qu’il
trouverait des volontaires disposés à continuer. Continuer quoi ?
L’ingénieur ne pouvait pas nous l’expliquer, qu’on lui fasse seulement
confiance, cela en valait la peine. Comme beaucoup d’autres, je restai. Et ce fut une
sorte de folle conjuration qu’aucun étranger ne soupçonna parce que chacun de
nous resta plus que jamais fidèle au secret. Et c’est ainsi qu’à la cote 300, au lieu
d’ébaucher la charpente de la coupole terminale, on dressa de nouvelles
poutres d’acier les unes au-dessus des autres en direction du zénith. Barre sur barre, fer
sur fer, poutrelle sur poutrelle, et des boulons et des coups de marteaux, le
nuage tout entier en résonnait comme une caisse harmonique. Nous autres, nous
étions au septième ciel. Jusqu’au moment où, à force de monter, nous
émergeâmes de la masse du nuage qui resta au-dessous de nous, et les gens de
Paris continuaient à ne pas nous voir à cause de ce bouclier de vapeurs, mais
en réalité, nous planions dans l’air pur et limpide des sommets. Et certains
matins venteux nous apercevions au loin les Alpes couvertes de neige. Nous étions désormais si haut que la montée et la
descente des ouvriers finissait par prendre plus de la moitié de l’horaire de
travail. Les ascenseurs n’existaient pas encore. De jour en jour le temps de
travail effectif s’amoindrissait. Le moment allait venir où, à peine arrivés
au sommet, il nous faudrait entreprendre la descente. Et la tour cesserait de
croître, même d’un seul mètre. Il fut alors décidé qu’on installerait là-haut,
entre les travées de fer, de petites baraques pour nous, comme des nids, qu’on
ne verrait pas de la ville parce qu’elle seraient cachées par le nuage de
brouillard artificiel. Nous y dormions, nous y mangions, et le soir nous
jouions aux cartes quand nous n’entonnions pas les grands cœurs des illusions
et des victoires. Nous descendions à la ville par roulement et seulement les
jours de fête. C’est alors que nous commençâmes à soupçonner la
merveilleuse vérité et à comprendre lentement la raison du secret. Nous ne
nous sentions plus des ouvriers mécaniciens, mais bel et bien des pionniers,
des explorateurs, nous étions des héros, des saints. Peu à peu nous prenions
conscience que la construction de la tour Eiffel ne serait jamais terminée,
maintenant nous nous expliquions pourquoi l’ingénieur avait exigé ce
piédestal démesuré, ces quatre pattes de fer cyclopéennes qui semblaient
absolument disproportionnées. La construction ne cesserait jamais et jusqu’à
la fin des temps la tour Eiffel continuerait à grimper en direction du ciel,
dépassant les nuages, les tempêtes, les sommets du Gaurisankar. Tant que Dieu
nous prêterait force nous continuerions à boulonner les poutres d’acier l’une
sur l’autre, toujours plus haut, et après nos fils continueraient, et
personne dans cette ville toute plate de Paris n’en saurait rien, le pauvre
monde ne se douterait de rien. Bien sûr, en bas, tôt ou tard ils perdraient
patience, il y aurait des protestations et des interpellations au Parlement,
comment se faisait-il donc qu’ils n’en finissent pas de construire cette
fichue tour ? désormais les trois cents mètres prévus étaient atteints,
alors qu’attendait-on pour construire la coupole ? Mais nous trouverions
des prétextes, nous aurions réussi sans aucun doute à placer un homme à nous
au Parlement ou dans les ministères, nous parviendrions à mettre l’affaire en
sommeil, les gens se résigneraient, et nous autres toujours plus haut dans le
ciel, exil sublime. En bas, au-dessous du nuage blanc, un bruit de
fusillade retentit. Nous descendîmes un bon bout de chemin, nous traversâmes
le nuage, nous nous penchâmes à la limite inférieure de la brume, regardant à
la longue-vue vers le chantier, les forces de police, les gendarmes, les
gardes républicains, s’avançant. Il y avait là des escadrons, des bataillons,
des armées, que le diable les emporte et les dévore ! Ils nous envoyèrent un messager
parlementaire : rendez-vous et descendez immédiatement. O les fils de
chiens ! Ultimatum de six heures, après quoi, ils ouvraient le feu avec
des fusils, des mitrailleuses, des canons légers, ça sera assez bon pur vous,
espèces de bâtards. Un judas sordide nous avait donc trahis. Le fils
de l’ingénieur Eiffel, parce que l’aïeul était déjà mort et enterré depuis
longtemps, était pâle comme un linge. Comment pouvions-nous combattre ?
Pensant à nos chères familles, nous nous rendîmes. Ils défirent le poème que nous avions élevé au
ciel, ils amputèrent la flèche à trois cents mètres de hauteur, ils y
plantèrent sous notre nez cette espèce de chapeau informe que vous voyez
encore aujourd’hui, absolument minable. Le nuage qui nous cachait n’existe plus, ils
firent même un procès aux assises de la Seine, à cause de ce nuage. La tour
avortée a été toute vernie en gris, il en pend de longs drapeaux qui flottent
au soleil, aujourd’hui c’est le jour de l’inauguration. Le président arrive en redingote et chapeau haut
de forme, dans la calèche impériale tirée par quatre chevaux. Comme des
baïonnettes, les sonneries de fanfares jaillissent à la lumière. Les tribunes
d’honneur sont fleuries de dames en grand tralala. Le président passe en
revue le détachement des cuirassiers. Les vendeurs d’insignes et de cocardes
circulent dans la foule. Soleil, sourires, bien-être, solennité. De l’autre
côté de l’enceinte, perdus dans la foule des pauvres hères, nous autres, les
vieux ouvriers fatigués de la tour, nous nous regardions l’un l’autre, et des
larmes coulent dans nos barbes grises. Ah ! jeunesse… Dino Buzzati, Le K.,
Robert Laffont. |
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J’ai visité la tour énorme, Le mât de fer aux durs agrès, Inachevé, confus, difforme, Le monstre est hideux, vu de près. Géante, sans beauté ni style, C’est bien l’idole de métal, Symbole de force inutile Et triomphe du fait brutal. J’ai touché l’absurde prodige, Constaté le miracle vain, J’ai gravi, domptant le vertige, La vis des escaliers sans fin. Saisissant la rampe à poignée, Étourdi, soûlé de grand air, J’ai grimpé, tel qu’une araignée, Dans l’immense toile de fer ; Et, comme enfin l’oiseau se juche, J’ai fait sonner sous mes talons Les hauts planchers où l’on trébuche En heurtant du pied les boulons. Là, j’ai pu voir, couvrant des lieues, Paris, ses tours, son dôme d’or, Le cirque des collines bleues, Et du lointain…encor, encor ! Mais, au fond du gouffre, la Ville Ne m’émut ni ne me charma. C’est le plan-relief immobile, C’est le morne panorama. [...] Œuvre monstrueuse et manquée, Laid colosse couleur de nuit, Tour de fer, rêve de Yankee, Ton obsession me poursuit. Pensif sur ta charpente altière, J’ai cru, dans mes pressentiments, Entendre, à l’Est, vers la frontière, Rouler les canons allemands. Car, le jour où la France en armes Jouera le fatal coup de dés, Nous regretterons avec larmes Le fer et l’or dilapidés. Et maudirons l’effort d’Hercule, Fait à si grand’peine, à tel prix, Pour planter ce mât ridicule Sur le navire de Paris. « A-dieu-vat. » vaisseau symbolique, Par la sombre houle battu ! Le ciel est noir, la mer tragique. Vers quels écueils nous mènes-tu ? François Coppée, Sur la
tour Eiffel, deuxième plateau, Poésies, 22 juillet 1888. |
Audacieuse et volontaire, J'avais juré l'écrasement Des hauts monuments de la terre. C'est fait. J'ai tenu mon serment. J'étais à moitié de ma taille Quand un jour, raillant mon destin, Tu t'en vins me livrer bataille, Pour arme une plume à la main. Était-ce en si piètre équipage Que tu comptais vaincre, vraiment! David, ton émule en courage,
Brava Goliath plus sûrement. Tu mis la fleur de ta science A m'appeler "Monstre hideux"; Un peu plus de reconnaissance T'eût convenu peut-être mieux. Si, avec tant de faconde, Tu l'as dit dans Le Figaro, Je dois, des quatre coins du Monde, Entendre me crier: Haro! Je suis le brutal colosse Que tu dépeins à l'Univers, Crois-tu que pareil au molosse, Tu m'eusses mordu...de tes vers! [...] Du fer je suis l'apothéose? Je lui bâtis un piédestal? Pourquoi pas! Le fer, je suppose, N'est point si vulgaire métal. Il fournit le soc et l'épée: Richesse et force d'un pays, Et dans toute belle épopée, le fer aura toujours
le prix. Quel sang dans tes veines circule Pour t'écrier avec mépris, Que je suis un mât ridicule Sur le navire de Paris. Un mât? J'accepte l'épithète, Mais un mât fier, audacieux, Qui saura, portant haut la tête, Parler de progrès jusqu'aux cieux. Un mât qui sur la ville immense, La nuit projettera ses feux, Un mât où l'étendard de la France, Le jour, flottera radieux! Hampe de drapeau, sentinelle, Phare: voilà ma mission! - Poète, en ton âme immortelle Rentre ton indignation. Raoul Bonnery, La tour Eiffel à François Coppée,
le jour de ses 300 mètres, Le Franc journal, mai 1889. |
Tour Eiffel Guitare du ciel Ta télégraphie sans fil Attire les mots Comme un rosier les abeilles Pendant la nuit La Seine ne coule plus Télescope ou clairon Tour Eiffel Et c'est une ruche de mots Ou un encrier de nuit Au fond de l'aube Une araignée aux pattes de fil de fer Faisait sa toile avec des nuages Do ré mi fa sol si do Nous sommes en haut Un oiseau
chante C'est
le vent Dans les
antennes De
l'Europe Télégraphiques Le
vent électrique Les chapeaux s'envolent Ils ont des ailes mais ne chantent pas Jaqueline Fille de France Qu'est-ce que tu vois là-haut? La Seine dort Sous la bouche des ponts Je vois tourner la Terre Et je sonne mon clairon Vers toutes les mers Sur le chemin De ton parfum Toutes les abeilles et les paroles s'en vont Sur les quatre horizons Qui n'a pas entendu cette chanson? Je suis la reine des aubes des Pôles Je suis la rose des vents qui se fane tous les
automnes Et toute pleine de neige Je meurs de la mort de cette rose Dans ma tête un oiseau chante toute l'année Et c'est comme ça qu'un jour la terre m'a parlé Tour Eiffel Volière du monde Chante, chante Souvenirs de Paris Le géant tendu au milieu du vide Est l'affiche de France Le jour de la victoire Tu la raconteras aux étoiles Vicente Huidobro in Nord-Sud, n°6-7,
août-septembre 1917. |
1910 Castellamare Je dînais d'une orange à l'ombre d'un oranger Quand, tout à coup... Ce n'était pas l'éruption de Vésuve Ce n'était pas le nuage de sauterelles, une des
dix plaies d'Égypte Ni Pompéi Ce n'était pas les cris ressuscités des
mastodontes géants Ce n'était pas la Trompette annoncée Ni la grenouille de Pierre Brisset Quand, tout à coup, Feux Chocs Rebondissements Étincelle des horizons simultanés Mon sexe O Tour Eiffel! Je ne t'ai pas chaussée d'or Je ne t'ai pas fait danser sur les dalles de
cristal Je ne t'ai pas vouée au Python comme un vierge de
Carthage Je ne t'ai pas revêtue du péplum de la Grèce Je ne t'ai jamais fait divaguer dans l'enceinte
des menhirs Je ne t'ai pas nommée Tige de David ni Bois de la
Croix Lignum Crucis O Tour Eiffel Feu d'artifice géant de l'Exposition Universelle! Sur le Gange A Bénarès Parmi le toupies onanistes des temples hindous Et les cris colorés des multitudes de l'Orient Tu te penches, gracieux Palmier! C'est toi qui à l'époque légendaire du peuple
hébreu Confondis la langue des hommes O Babel! Et quelque mille ans plus tard, c'est toi qui
retombais en langues de feu sur les Apôtres rassemblés dans ton église En pleine mer tu es un mât Et au Pôle-Nord Tu resplendis avec toute la magnificence de
l'aurore boréale de ta télégraphie sans fil Les lianes s'enchevêtrent aux eucalyptus Et tu flottes, vieux tronc, sur le Mississipi Quand Ta gueule s'ouvre En un caïman saisit la cuisse d'un
nègre En Europe tu es comme un gibet (Je voudrais être la tour, pendre à la Tour
Eiffel!) Et quand le soleil se couche derrière toi La tête de Bonnot roule sous la guillotine Au cœur de l'Afrique, c'est toi qui cours Girafe Autruche Boa Équateur Moussons En Australie tu as toujours été tabou Tu es la gaffe que le capitaine Cook employait
pour diriger son bateau d'aventuriers. O sonde céleste! Pour le Simultané Delaunay, à qui je dédie ce
poème, Tu es le pinceau qu'il trempe dans la lumière Gong tam-tam zanzibar bête de la jungle rayons-X
express bistouri symphonie Tu est tout Tour Dieu antique Bête moderne Spectre solaire Sujet de mon poème Tour Tour du monde Tour en mouvement Blaise Cendrars, "La
tour en 1910", Dix-neuf poèmes élastiques (août 1913), Gallimard,
1919. |
Vous du métro Dans le soir avec mes yeux phosphore orage C'est moi que les collégiens de leurs mains ivres caressent sans savoir pourquoi Ils lèvent leur front lourd les enfants des
péniches La balle échappe à leurs doigts gourds Quand le fleuve en passant baigne mes pieds et
chante Voici la grande femelle bleue La dame au corsage de jalousie Elle est tendre Elle est nouvelle Ses rires sont des incendies Vois nos mains traversées d'alcool et de sang bleu
Laisse-nous respirer tes cheveux de métal Mais accroupi dans mes jupes Que fait près de moi ce régime de bananes Paris paysage polaire Mon corps de levier dans le vent chaud Le sentez-vous Comme il est noir Femmes léchez mes flancs d'où fuit FL FL Le bulletin météorologique Messieurs posez vos joues rasées Contre mes membres adossés aux cieux Où les oiseaux migrateurs Nichent Louis Aragon,
"La tour parle", in La tour Eiffel de Robert Delaunay,
Jacques Damase éditeur. |
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Par milliers, j'ai lu en une douzaine de langues
de prétendus haïkus, où rien ne subsiste
du genre, que la brièveté extrême, et, arbitrairement, le découpage du
monostique en trois "vers". Nous obtenons alors la légende non pas
même d'un tableau: non!, d'une carte postale. Comparer la tour Eiffel à
quelque "géant qui marche" n'est pas aussi "poétique"
assurément que Bergère, ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin.
Isolée du poème original, cette proposition d'Apollinaire, qui file une seule
image, construirait quelque chose qui ressemble au haïku:
Bien qu'on n'y trouve non plus ni l'ombre du
mot-césure, ni celle du kiregi, ni celle du kigo, le mot-saison...
René Étiemble, Essais de
littérature (vraiment) générale, Gallimard. |
Note :Ces trois vers
cités par René Étiemble sont issus du poème Zone, figurant dans le recueil Alcools (1913) de Guillaume Apollinaire.
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MARIETTE, apercevant la Tour Ah, sainte Vierge Marie, qu' c'est donc beau et
qu' c'est donc beau et qué qu' c'est donc que c'te grande échelle là, qu'est
ben pus haute que le clocher de l'église de cheux nous. Ah, par exemple c'est
ben drôle, mais comment donc qu' l'on fait pour y monter, les barreaux ne
sont point ronds, et pis y sont tous de travers. Tiens, mais j'voyons du
monde tout de même qui y monte et qui sont tous dans le haut et qui ma fé
sont gros comme des pucerons; par où donc qu' c'est qui sont rentrés. Ah, les
inventeux d'une chose pareille ont eu une ben drôle d'idée pour c' que c'est
biau:moi j'aurais voulu faire une chose ben plus belle que ça. Dites donc. M.
Lebozeck, expliquez mé donc ça, qu' j' n'y comprenons pas ben; comment qu'
c'est qu' l'on peut monter jusqu'en haut ousque l'on voit un grand drapeau et
de fait si vous vouliez l'on pourrait ben y aller voir aussi, comm' ça j'
saurions ben c' qu'il y a de si curieux dans c'te grande échelle là, j'
sommes ben en train et voudrions nous instruire. Mme LEBOZECK Mon Benjamin, Mariette a raison c'te tour Eiffel
est ben curieuse à visiter, nous pourrions ben faire comm' les autres y aller
vouairre, et pis ça doit être ben drôle jusqu'en haut, on doit bien y avoir
beaucoup d'air, mais dam ça n' sera pas un air de moustique. donc, si tu
l'veux ben approchons-nous d'ce côté, nous allons ben voir comment qu'y faut
faire pour grimper là-haut. Allons-y, tu veux ben n'est-ce pas, tu
n'refuseras pas ça à ta p'tite femme? LEBOZECK, apercevant le gardien Dites donc, mon bon Monsieur, j'avons quequ'chose
à vous d'mander. Pourriez-vous me dire comment qu' c'est qu'y faut s'y
prendre pour monter jusqu'au haut de c'te grande échelle? LE GARDIEN, un peu froissé Comment cette grande échelle dites-vous? Sachez,
Monsieur, que c'est la tour Eiffel, la plus haute du monde entier, car
rappelez-vous qu'elle a trois cents mètres. D'où venez vous donc; vous n'en
avez jamais entendu parler? LEBOZECK Vous appelez ça une tour; il m'a toujours semblé
qu'une tour était ronde et non faite comme une échelle remplie de barreaux.
Mais c'est pas ça qu' j'vous demandons:nous voudrions ben y monter à c'te
tour pisque c'est un' tour et jusqu'en haut, tout en haut, par où qu'il faut
y aller? LE GARDIEN, en lui désignant le côté pour
entrer Tiens, vous n'avez qu'à vous diriger droit devant
vous vers le bureau, vous verrez le prix que vous aurez à payer et vous y
monterez soit par l'escalier soit par l'ascenseur-c'est le même prix. Mme LEBOZECK Eh ben, mon ami, allons-y, ça n'nous coûtera pas
cent francs, n'aie point peur et surtout ne te contrarie pas pour garder tout
le charme de cette promenade. Que veux-tu, c'est pas tous les jours qu'on
vient à Paris et, dame, pisque nous venons pour vouairre toutes ces belles
choses de l'Exposition, il faut point trop y regarder, mon cher Benjamin.
Allons, décidons-nous, le temps passe vite, profitons des instants. LEBOZECK Eh ben, femme, c'est ben, nous allons aller monter
à c'te fameuse tour Eiffel, nous voilà au bureau tout d'suite et j'voyons
d'ici qu' c'est cinq francs pour monter jusqu'en haut, qu'en penses-tu? Nous
y allons n'est-ce pas, c'est entendu et convenu. Mme LEBOZECK Entendu, accepté. MARIETTE Ah, que j'sis donc contente, j'vous remercions
ben, mes bons patrons, j'vous en serons toujours gré. Henri Rousseau, dit le
Douanier Rousseau, Une visite à l'exposition de 1889, vaudeville en 3
actes et en 10 tableaux. |
Première plate-forme de la tour Eiffel. La toile
de fond représente Paris à vol d'oiseau. A droite, au second plan, un
appareil de photographie, à taille humaine. La chambre noire forme un
corridor qui rejoint la coulisse. Le devant de l'appareil s'ouvre comme une
porte, pour laisser entrer et sortir des personnages. A droite et à gauche de
la scène, au premier plan, à moitié cachés derrière le cadre, se tiennent
deux acteurs, vêtus en phonographes, la boîte contenant le corps, le pavillon
correspondant à la bouche. Ce sont ces phonographes qui commentent la pièce
et récitent les rôles des personnages. Ils parlent très fort, très vite et
prononcent distinctement chaque syllabe. Les scènes se jouent au fur et à
mesure de leur description. Le rideau se lève sur un
roulement de tambour qui termine l'ouverture. Décor vide. PHONO UN Vous êtes sur la première plate-forme de
la tour Eiffel. PHONO DEUX Tiens! Une autruche! Elle traverse la
scène. Elle sort. Voici le chasseur. Il cherche l'autruche. Il lève la tête.
Il voit quelque chose. Il épaule. Il tire. PHONO UN Ciel! Une dépêche. Une grande dépêche bleue tombe
des frises.
PHONO DEUX La détonation réveille le directeur de
la tour Eiffel. Il apparaît. PHONO UN Ah! Ça, monsieur, vous vous croyez donc à
la chasse? PHONO DEUX Je poursuivais une autruche. j'ai cru
la voir prise dans les mailles de la tour Eiffel. PHONO UN Et vous me tuez une dépêche. PHONO DEUX Je ne l'ai pas fait exprès. PHONO UN Fin du dialogue. PHONO DEUX Voici le photographe de la tour Eiffel.
Il parle. Que dit-il? PHONO UN Vous n'auriez pas vu passer une autruche?
PHONO DEUX Si! Si! Je la cherche. PHONO UN Figurez-vous que mon appareil de
photographie est détraqué. D'habitude, quand je dis: "Ne bougeons plus,
un oiseau va sortir", c'est un petit oiseau qui sort. Ce matin, je dis à
une dame: "Un petit oiseau va sortir" et il sort une autruche. Je
cherhce l'autruche, pour la faire entrer dans l'appareil. PHONO UN Mesdames, messieurs, la scène se corse,
car le directeur de la tour Eiffel s'aperçoit soudain que la dépêche portait
son adresse. PHONO UN Il l'ouvre. PHONO DEUX "Directeur tour Eiffel. Viendrons
noce déjeuner, prière retenir table". PHONO UN Mais cette dépêche est morte. PHONO DEUX C'est justement parce qu'elle est morte
que tout le monde la comprend. PHONO UN Vite! Vite! Nous avons juste le temps de
servir la table. Je vous supprime votre amende. Je vous nomme garçon de café
de la tour Eiffel. Photographe, à votre poste! PHONO DEUX Ils mettent la nappe. PHONO UN Marche nuptiale. PHONO DEUX Le cortège. Marche nuptiale. Les phonos
annoncent les personnages de la noce qui entrent par couples en marchant
comme les chiens dans les pièces de chiens. PHONO UN La mariée, douce comme un agneau. PHONO DEUX Le beau-père, riche comme Crésus. PHONO UN le marié, joli comme un cœur. PHONO DEUX La belle-mère, fausse comme un jeton. PHONO UN Le général, bête comme une oie. PHONO DEUX regardez-le. Il se croit sur sa jument
Mirabelle. PHONO UN Les garçons d'honneur, forts comme des
Turcs. PHONO DEUX Les demoiselles d'honneur, fraîches
comme des roses. PHONO UN Le directeur de la tour Eiffel leur fait
les honneurs de la tour Eiffel. Il leur montre Paris à vol d'oiseau. PHONO DEUX J'ai le vertige! Jean Cocteau, Les
mariés de la tour Eiffel, Gallimard, 1921. |
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L'Exposition est le triomphe du fer, non seulement
au point de vue des machines mais encore au point de vue de l'architecture.
Et cependant l'architecture est au début en ce sens qu'il lui manque en art
une décoration homogène avec sa matière. Pourquoi à côté de ce fer, rude,
sévère, des matières molles, comme la terre à peine cuite; pourquoi à côté de
ces lignes géométriques d'un caractère nouveau, tout cet ancien stock
d'ornements anciens modernisés par le naturalisme? Aux ingénieurs-architectes
appartient un art nouveau de décoration, tel que boulon d'ornement, coin de
fer dépassant la grande ligne, en quelque sorte une dentelle gothique en fer.
Nous retrouvons cela un peu dans la tour Eiffel. Paul Gauguin, in Le
Modernisme illustré, 4-11 juillet 1889. |
Quand les barrières s'ouvrirent, quand la foule
put toucher le monstre, le dévisager sous toutes ses faces, circuler entre
ses piles et grimper dans ses flancs, les dernières résistances faiblirent
chez les plus récalcitrants. Il se trouva qu'au lieu d'écraser l'Exposition,
comme on l'avait prédit, la porte triomphale encadrait toutes les
perspectives sans rien masquer. Le soir, surtout, et les premiers jours,
avant que les guinguettes eussent empli de leur bruit le premier étage, cette
masse sombre montait au-dessus des feux du Champ-de-Mars avec une majesté
religieuse. Je la regardais souvent, alors; pour la juger par comparaison, je
me rappelais les sensations ressenties devant ses sœurs mortes, les
constructions colossales des vieux âges qui dorment au désert, en Afrique, en
Asie. Je dus m'avouer qu'elle ne leur cédait en rien pour la suggestion du
rêve et de l'émotion. Ses aînées ont sur elle deux avantages: le temps, qui
délivre seul les lettres de grande noblesse; la solitude, qui concentre la
pensée sur un objet unique. Donnez-lui ces tristes parures, elle rendrait
l'homme aussi pensif. Elle a d'autres prestiges: ses trois couronnes de
lumière suspendues dans l'espace, la dernière si haute, si invraisemblable,
qu'on dirait une constellation nouvelle, immobile entre les astres qui
cheminent dans les treillis du sommet. A défaut de la longue tradition de
respect, patine idéale aussi nécessaire aux monuments que la patine des
soleils accumulés, la Tour a la séduction de ces milliers de pensées qui
s'attachent à elle au même instant, le charme des femmes très regardées et
très aimées. Il y a dans ces sept millions de kilos de fer une aimantation
formidable, puisqu'elle va arracher à leurs foyers les gens des deux mondes;
puisque, dans tous les ports du globe, tous les paquebots mettent le cap sur
l'affolante merveille. Avant de remuer les exotiques, cette aimantation
agit sur la population parisienne. Avec quelle unanimité ce peuple a adopté
sa Tour! Il faut entendre les propos vengeurs des couples ouvriers, arrêtés
sous l'arche. Tout en écarquillant les yeux, ils s'indignent contre les
"journalistes" qui dénigrèrent l'objet de leur culte. Un jour de
l'autre semaine, je me trouvais dans la galerie de sculpture, devant le
plâtre de M. tghiers. Un passant s'approcha, un homme d'âge, aux favoris
grisonnants; le visage et le costume indiquaient un cultivateur aisé, quelque
gros fermier qui venait exposer ses fromages à l'alimentation; en tout cas,
ce visiteur était étranger à paris, car il demanda de lui nommer la tête si
connue, surmontée du toupet légendaire. Je ne sais trop pourquoi, j'eus un
bon mouvement pour le petit homme de plâtre: "C'est M. Thiers, le
libérateur du territoire; on va précisément lui ériger une statue, et si vous
voulez souscrire votre pièce de 5 francs, il faut l'adresser à tel ou tel
journal". Mon interlocuteur resta de glace à cette ouverture; il toisa
l'historien national de son regard de paysan, défiant et lassé.
"Ah!...fit-il. Mais, monsieur, est-ce qu'on ne va pas élever une statue
à M. Eiffel? Ce serait bien à faire, d'élever une statue à M. Eiffel..."
J'ai rapporté le mot, parce qu'il m'a paru caractéristique d'un état
d'esprit. [...] A le prendre dans sa véritable destination,
ce colosse immobile est un engin de mouvement, un trait d'union entre les
montagnes naturelles, la botte de sept lieues du Petit-Poucet. Je lui
accorderais encore une utilité qui fera sourire les utilitaires. Chaque jour,
des centaines de milliers d'hommes passent sous les arches et se hissent à
leur sommet; ils trouvent là une impression grandiose, un élargissement de
l'esprit, à tout le moins une sensation de plaisir et d'allégement. Chaque
gramme du fer qui compose cette masse est déjà payé par une bonne minute pour
un être humain. N'est-ce pas là une utilité qui en vaut bien d'autres? Eugène-Melchior de Vogüé,
"A travers l'Exposition", Revue des Deux-Mondes, juillet
1889. |
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Voilà. C'était le XIXe siècle,
l'ère du machinisme ouvrait les portes d'une nouvelle civilisation. Porte ouverte, par définition sur l'architecture. Cette porte fut refermée violemment par les
architectes eux-mêmes. Eiffel? Un ingénieur! La Tour? Calculée (en partie)
d'après "les fibres de la plus grande résistance" découvertes un
jour par un étudiant dans un fémur scié en long et passé de mains en mains au
cors d'une leçon d'anatomie (Koechlin)! Sa hauteur, sa ligne, son allure?
Sainte horreur, proclamée pathétiquement, solennellement et pompeusement dans
la "Protestation des Artistes", réclamant du ministre la fermeture
du chantier! Artistes et ingénieurs? Quel hiatus, quelle incompatibilité! On ne
savait pas que les temps viendraient, où artiste, ingénieur, architecte
seraient (seront) unifiés dans la caste des "bâtisseurs". [...] En 1889, la tour Eiffel, fruit d'une
intuition, d'une science, d'une foi -fille du courage et de la persévérance-,
fruit de ce terreau de Paris (Ville du Monde), -était érigée, plantée comme
un drapeau. Monsieur Eiffel était, j'en suis certain, un doux
calculateur, habité par la grandeur et la hauteur (de l'esprit). Il était
peiné de n'être pas pris pour un donateur de beauté. Ses calculs étaient
inspirés et conduits par un instinct admirable de la proportion. Son désir
était l'élégance; paris en avait fait un enfant de Paris. [...] J'apporte à la Tour le témoignage d'un
infatigable pèlerin à travers le monde. dans les villes, dans la savane, dans
la pampa, dans le désert, sur les Gaths et sur les estuaires, partout et chez
les humbles comme chez les autres, la Tour est dans le cœur de chacun, signe
de Paris aimé, signe aimé de Paris. Un tel hommage est dû à la valeur d'un homme, d'un
lieu et d'une époque. Le Corbusier,
préface à La Tour Eiffel, Éditions de Minuit, 1955. |
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J'ai signé une protestation d'artistes et
d'écrivains contre le gigantesque édifice [...]. Je n'avais, heureusement, jugé et condamné que par
défaut, et devant l'œuvre accomplie et victorieuse, je me sens aujourd'hui
plus à l'aise que d'autres pour en appeler de ma propre sentence. L'idée que
je me fais de mon art me rend sans doute la conversion plus facile qu'à mes
confrères, plus facile surtout qu'aux artistes dont les œuvres s'adressent
aux yeux. La poésie, en effet, me semble être, comme la musique, un art où la
forme, empruntant le moins possible à la matière, n'est plus, pour ainsi
dire, que le frisson même de l'âme. Aussi le poète, à mon avis, peut-il
regretter que la tour Eiffel ne caresse pas les yeux sans perdre pour cela le
droit ni faillir au devoir d'y saluer une audace magnifique dont la majesté
suffit amplement à la satisfaire. Ce colosse rigide et froid peut dès lors
lui apparaître comme un témoin de fer dressé par l'homme vers l'azur pour
attester son immuable résolution d'y atteindre et de s'y établir. Voilà le point de vue qui a réconcilié mon regard
avec ce monstre, conquérant du ciel. Et quand même, en face de sa grandeur
impérieuse, je ne me sentirais pas converti, assurément je me sentirais
consolé par la joie fière, qui nous est commune à tous, d'y voir le drapeau
français flotter plus haut que tous les autres drapeaux du monde, sinon comme
un insigne belliqueux, du moins comme un emblème des aspirations invincibles
de la patrie. Sully Prudhomme, Discours
prononcé au 13e banquet de la conférence "Scientia"
offert à M. Eiffel le 13 avril 1889, La revue scientifique, 20 avril
1889. |
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Calligramme nationaliste de Guillaume Apollinaire dont la forme évoque la
tour Eiffel : "Salut monde dont je suis la langue éloquente que sa
bouche Ô Paris tire et tirera toujours aux allemands" (Calligrammes,
1918).
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La Tour regarde Paris. Visiter la Tour, c’est se
mettre au balcon pour percevoir, comprendre et savourer une certaine essence
de Paris. Et ici encore, la Tour est un monument original. Habituellement,
les belvédères sont des points de vue sur la nature, dont ils tiennent les
éléments, eaux, vallées, forêts, rassemblés sous eux, en sorte que le
tourisme de la « belle vue » implique infailliblement une
mythologie naturiste. La Tour, elle, donne, non sur la nature, mais sur la
ville ; et pourtant, par sa position même de point de vue visité, la
Tour fait de la ville une sorte de nature, elle constitue le fourmillement
des hommes en paysage, elle ajoute au mythe urbain, souvent sombre, une
dimension romantique, une harmonie, un allègement ; par elle, à partir
d’elle, la ville rejoint les grands thèmes naturels qui s’offrent à la
curiosité des hommes : l’océan, la tempête, la montagne, la neige, les
fleuves. Visiter la Tour, ce n’est donc pas entrer en contact avec un sacré
historique, comme c’est le cas pour la plupart des monuments, mais plutôt
avec une nouvelle nature, celle de l’espace humain : la Tour n’est pas
trace, souvenir, bref, culture, mais plutôt consommation immédiate d’une
humanité rendue naturelle par ce regard qui la transforme en espace. […] Mythiquement (qui est le seul plan où l’on se
place ici) Paris est une ville très ancienne, et en elle le passé monumental,
des thermes de Cluny au Sacré-Cœur, devient une valeur sacrée : c’est du
passé lui-même que Paris entier est le symbole spontané. Face à cette forêt
de symboles passéistes, clochers, dômes, arcs, la tour surgit comme un acte
de rupture, destiné à désacraliser le poids du temps antérieur, à opposer à
la fascination, à l’engluement de l’histoire (si riche soit-elle) la liberté
d’un temps neuf ; tout, dans la Tour, la désignait à ce symbole de
subversion : la Hardiesse de la conception, la nouveauté du matériau,
l’inesthétisme de la forme, la gratuité de la fonction. Symbole de Paris, on
peut dire que la Tour a conquis cette place contre Paris lui-même, ses
vieilles pierres, la densité de son histoire ; elle a subjugué les
symboles anciens, tout comme matériellement elle a dominé leurs coupoles et
leurs aiguilles. En un mot, elle n’a pu être pleinement le symbole de paris
que lorsqu’elle a pu lever en lui l’hypothèque du passé et devenir aussi le
symbole de la modernité. L’agression même qu’elle a imposée au paysage
parisien (soulignée par la pétition des artistes) est devenue
chaleureuse ; la Tour s’est faite, avec paris même, symbole d’audace
créatrice, elle a été le geste moderne par lequel le présent dit non au
passé. […] La Tour est d’abord le symbole de l’ascension, de
toute ascension ; elle accomplit une sorte d’idée de la hauteur en soi.
Aucun monument, aucun édifice, aucun lieu naturel n’est aussi mince et aussi
haut ; en elle, la largueur est annulée, toute la matière s’absorbe dans
un effort de hauteur. On sait combien ces catégories simples , cataloguées
déjà par Héraclite, ont d’importance pour
l’imagination humaine, qui peut y consommer à la fois une sensation et un
concept ; on sait aussi, notamment depuis les analyses de Bachelard,
combien cette imagination ascensionnelle est euphorique, combien elle aide
l’homme à vivre, à rêver, en s’associant en lui à l’image de la plus heureuse
des grandes fonctions physiologiques, la respiration. De loin, la Tour est
ainsi vécue par des millions d’hommes comme un exercice pur de la
hauteur ; et de près, pour qui la visite, cette fonction se complique
mais ne cesse pas ; on le voit sur les photographies de la Tour, au
niveau de ses poutrelles, un concours subtil s’établit entre l’horizontal et
le vertical ; bien loin de barrer, les lignes transversales, la
plupart obliques ou arrondies, disposées en arabesques, semblent relancer
sans cesse la montée ; l’horizontal ne s’empâte jamais, il est lui aussi
dévoré par la hauteur ; les plates-formes elles-mêmes ne sont jamais que
des relais, des reposoirs ; tout s’élève dans la Tour, jusqu’à la fine
aiguille le long de laquelle elle se perd dans le ciel. Car on comprend bien que cette imagination de la
hauteur communique avec une imagination de l’aérien ; les deux symboles
sont indissolublement liés, l’aérien étant aussi euphorique que le haut
auquel il touche (le ciel est une image sublime, donc heureuse). Cependant le
thème aérien se développe dans une tout autre direction et rencontre sur son
chemin des symboles inédits que le thème d’altitude ne comporte pas. Le premier
attribut de la substance aérienne, c’est la légèreté. La Tour est en
effet un symbole de la légèreté. On sait que ce fut l’une des prouesse
d’Eiffel que d’allier le gigantisme (d’ailleurs élancé) de la forme à la
légèreté du matériau ; une Tour réduite au millième ne pèserait que 7g,
le poids d’une feuille de papier à lettres ; une connaissance aussi
précise n’est pas nécessaire pour savoir intuitivement que la Tour est
prodigieusement légère ; il n’y a visiblement en elle aucun poids ;
elle ne s’enfonce pas dans la terre, mais semble posée sur elle. Le second
attribut de la substance aérienne, c’est une qualité bien particulière
d’étendue, puisqu’on la trouve ordinairement dans certains tissus, c’est l’ ajouré :
la Tour est une dentelle de fer, et ce thème n’est pas sans rappeler
l’évidement tourmenté de la pierre dont on a toujours fait la marque du
gothique : la Tour relaye encore une fois ici la cathédrale. L’ ajouré
est un attribut précieux de la substance, car il l’exténue sans
l’anéantir ; en un mot, il fait voir le vide et manifeste le néant sans
pour autant lui retirer son état privatif ; on voit toujours le ciel à
travers la Tour ; en elle, l’aérien échange sa propre substance avec les
mailles de sa prison, de fer, délié en arabesques, devient lui-même de l’air.
[...] Par une sorte de vocation dangereuse, la
Tour suscite les performances les plus insolites : on y joue une course
d’escaliers à l’assaut du deuxième étage (1905), on la descend à bicyclette
(1923), on passe en avion entre ses piliers (1945). Mais surtout on y joue
avec la vie, on y meurt ; dès avant qu’elle fût achevée, un jeune
ouvrier, par fanfaronnade, court sur les poutres du premier étage et se tue
sous les yeux de sa fiancée ; en 1912, Treichelt, l’Homme-oiseau, muni d’ailes
compliquées, se jette de la Tour et s’écrase. On sait d’autre part que la
Tour est un lieu de suicides. Or seule une raison mythique peut rendre compte
des suicides de la Tour, et cette raison est faite de tous les symboles dont
la Tour est chargée ; c’est parce que la Tour est spectacle pur, symbole
absolu, métamorphose infinie, qu’en dépit ou à cause des innombrables images
de vie qu’elle libère, elle appelle la dernière image de l’expérience
humaine, celle de la mort. Regard, objet, symbole, la Tour est tout ce que
l’homme met en elle, et ce tout est infini. Spectacle regardé et regardant,
édifice inutile et irremplaçable, monde familier et symbole héroïque, témoin
d’un siècle et monument toujours neuf, objet inimitable et sans cesse
reproduit, elle est le signe pur, ouvert à tous les temps, à toutes les
images et à tous les sens, la métaphore sans frein ; à travers la Tour,
les hommes exercent cette grande fonction de l’imaginaire, qui est leur
liberté ; puisque aucune histoire , si sombre soit-elle, n’a jamais pu
la leur enlever. Roland Barthes, La Tour
Eiffel, Delpire Éditeur, 1964. |
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Pour célébrer le Centenaire de 1789, il fallait
oser dresser un monument incomparable, digne du génie industriel de la
France. E. Monod, L'Exposition
universelle de 1889, 1890. |
Vue de cette hauteur, les plus hautes maisons et
les hommes m'ont paru tout petits. Cette tour de 300 mètres, construite
légère et solide d'aspect, ne saurait être atteinte par mille années de
ravage du temps; elle est réellement le plus grand et le plus curieux
monument du monde. Li Hong Chang,
Ambassadeur extraordinaire de Chine, livre d'or de la tour Eiffel, 17 juillet
1896. |
Pour l'avoir aimée et pour le plaisir qu'elle m'a
donné, je ne me trouve pas de mérite de lui avoir donné depuis 1910 de multiples
formes de mon amour. Robert Delaunay, in La
Revue mondiale, mai 1929. |
La voilà, cette tour Eiffel qui a suscité tant de
colère et d'enthousiasme! Elle est arrivée à la date fixée, à son heure,
mathématiquement, implacable comme la destinée, et sa tête orgueilleuse, sur
laquelle flotte le drapeau tricolore, semble convier à son apothéose les
peuples du monde entier qui, depuis de longs mois, répètent à satiété et avec
une sorte d'admiration religieuse, le nom de la divinité nouvelle. Frantz Jourdain. |